La comptabilité nationale comme pratique sociale:
La CN(Comptabilité Nationale) n’est pas une activité ludique « gratuite » mais une pratique sociale ; son développement apparemment irrésistible ne peut être réduit à un mouvement endogène d’expansion du savoir, mais doit être aussi interprété comme un symptôme et un instrument du changement du rôle de l’État dans l’économie. Cela est particulièrement net en France [Fourquet, 1980].
La croissance initiale rapide de la CN en France est liée au consensus idéologique de l’après-guerre : l’État doit réguler l’activité économique. Dans ce contexte, la CN se constitue d’abord comme instrument de préparation des décisions de la politique économique à court terme : l’objectif principal est de permettre l’élaboration des budgets économiques. Ceux-ci cherchent à décrire l’évolution de l’économie pour l’année en cours (budget prévisionnel) et pour l’année suivante (budget exploratoire). Ils doivent permettre de déceler les déséquilibres économiques éventuels, d’en analyser les facteurs, et d’étudier les effets des différentes mesures correctrices envisageables. Les budgets économiques sont établis grâce à des modèles économiques qui permettent de simuler les enchaînements macroéconomiques compte tenu des comportements habituels moyens observés (notamment grâce à la CN) et de certaines hypothèses relatives à l’environnement international et à la politique économique. Les budgets économiques sont annexés au Rapport économique et financier présenté par le gouvernement au Parlement avec le projet de loi de finances déposé à l’automne. On leur a souvent reproché d’être des « comptes politisés » reposant sur des hypothèses ad hoc quant au succès de la politique économique, de correspondre plus à des objectifs irréalistes qu’à des prévisions raisonnables. En 1976, le Premier ministre, Raymond Barre, écrit au journal Le Monde : «J’imagine mal que ceux qui ont la responsabilité de la politique économique inscrivent dans leurs tableaux économiques des valeurs différentes de celles qui concrétisent leur ligne d’action. La prévision économique est nécessairement normative. » On ne saurait être plus clair sur l’articulation du savoir et du pouvoir. (Le compte rendu des dix ans de controverses entre Le Monde et le gouvernement est dans [Four- quet, 198.0] ; sur les relations CN-modèles économiques.
La volonté planificatrice de l’après-guerre a fortement marqué la CN française. Cette dernière est inextricablement une condition et un résultat de la planification (indicative) à la française qui ne requiert pas seulement des informations macroéconomiques, mais aussi des données mésoéconomiques, intermédiaires (mésos) entre la micro et la macro : d’où le développement de comptes entièrement articulés et d’une information assez riche sur l’équilibre ressources-emplois par produit. C’est dans ce contexte de budgets économiques et de planification (et non dans le cadre d’un débat sur la théorie de la valeur) qu’il faut situer la limitation par la CN jusqu’en 1975 de la notion de production à la seule sphère marchande de l’économie. La CN devait aider l’État à réguler et à organiser les flux marchands ; les administrations étaient perçues comme importantes pour leurs relations avec la sphère marchande (prélèvements et dépenses) et non pour les services rendus à la collectivité ; les banques étaient conçues comme fondamentalement improductives, réduites à un rôle de simples intermédiaires financiers sous la coupe de la Direction du trésor du ministère des Finances ; quant aux ménages, il ne leur était assigné (le SCN 93 maintient pour l’essentiel cette conception) qu’une fonction très keynésienne d’agents économiques se limitant à recevoir des revenus et à les dépenser.
L’extension de la notion de production opérée jadis par le SECN reflète bien les changements économiques et idéologiques intervenus ; c’est particulièrement net à propos de l’État dont les modes d’intervention sont devenus plus fins et plus sélectifs. Mais l’élargissement de la CN, conçu à la fin des années soixante, est aussi une réponse à la pression de la demande sociale d’informations plus diversifiées. À côté des comptes trimestriels (p. 93) et régionaux (les premiers ont été publiés en 1966) qui lui sont antérieurs, la CN propose notamment — outre les comptes de patrimoine déjà présentés — des comptes satellites.
Les comptes satellites rassemblent l’information nécessaire à la connaissance, l’analyse et la préparation des décisions dans de grands domaines d’action de l’État (éducation, santé, protection sociale, recherche, mais aussi informatique, télécommunications, logement…). Ils s’appuient sur l’expérience acquise pour l’élaboration annuelle des comptes de l’artisanat, du commerce, des transports et, surtout, de l’agriculture (ceux-ci jouent un rôle important dans l’élaboration des armistices précaires signés entre l’État et les groupes sociaux correspondants). Les comptes satellites contiennent des informations monétaires et non monétaires sur les facteurs de production (personnel, infrastructures…) et sur les bénéficiaires (malades, étudiants…). Les comptes satellites permettent de distinguer le financement de la dépense, le domaine de celle-ci et l’évaluation des résultats. Dans certains domaines, ils sont particulièrement intéressants ; ainsi Les Comptes de la santé (publiés chaque année par la DREES dans Études et Résultats) qui présentent une description des 10 % du PIB de la dépense courante de santé. 11 est tout à fait dommage que les comptes de ce type ne soient pas plus utilisés pour animer le débat sur les politiques publiques. On peut également noter que la construction de comptabilités en temps de travail, jadis défendue obstinément par Alfred Sauvy [1968], n’a jamais débouché malgré quelques travaux intéressants.
Au cours des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, certains économistes ont proposé d’en revenir à une notion purement marchande de la production : une conception très « libérale » de l’économie s’accommode mal du fait que la CN affirme que les administrations produisent. Question finalement secondaire à côté des menaces que fait peser l’idéologie des ultralibéraux sur la CN elle-même. Qu’importe l’évaluation d’agrégats, si, comme le soutenait Hayek, toute macroéconomie est illusoire [Dostaler, 2001, ch. lu] ? Qu’importe la connaissance précise des performances économiques, de la répartition des revenus, des effets de l’inflation, etc., dès lors que les mécanismes du marché garantissent efficacité et équité, comme ces économistes le croient ? Pourquoi alors maintenir une institution — la CN — qui fait moins les comptes (d’ailleurs impossibles) du bien-être que les « comptes de la puissance » [Fourquet, 1980] et constitue un instrument de connaissance donc de pouvoir au service de l’État ? Ces menaces de régression ne nous semblent pas réelles : dans nos sociétés complexes, qu’il se proclame ou non libéral, l’État ne peut détruire son tableau de bord ; surtout lorsque celui-ci ne contient pas d’indications indiscrètes sur les rapports de pouvoir qui constituent ces sociétés.