La période contemporaine de l’histoire des crises économiques et l’évolution des savoirs : La question du passage de la crise financière à la crise réelle
Cette troisième et dernière question a traditionnellement été posée sous la forme de la relation entre le crédit et l’investissement productif. Cette formulation suffit à en situer la complexité pour un économiste. Elle engendre en effet immédiatement la mise en relation de la théorie de la monnaie et du crédit et de la théorie du capital. C’est bien ainsi que Font d’ailleurs comprise Hayek, Keynes et Schumpeter. Mais nous savons aussi que ces trois auteurs ont développé trois théories monétaires différentes et trois théories du capital distinctes. On mesure alors la difficulté de la tâche. Disons plutôt que la question posée ne peut par nature recevoir une réponse unique, ne serait-ce que parce que certaines crises financières — y compris récentes — ne se sont jamais transformées en crises réelles.
Une manière parmi d’autres de l’évoquer est de recourir à la notion d’accélérateur financier. Imaginons en effet le contexte d’une phase de boom telle que celles que nous avons déjà décrites. Dans ce contexte, les entreprises sont confrontées à une hausse de leur revenu et donc à une baisse de leurs coûts de financement. Ils peuvent dès lors augmenter leurs dépenses d’investissement et donc leurs richesses nettes. De son côté, cette hausse des dépenses d’investissement engendre logiquement à nouveau une hausse du rythme de croissance au plan macroéconomique. Parallèlement, cette hausse des richesses nettes des entreprises permet une baisse des risques économiques, et donc de la prime de financement. S’ensuit un nouvel affaiblissement des contraintes de financement qui aboutit également à une nouvelle hausse des dépenses d’investissement. Nous sommes donc ici en présence d’un processus autoren- forçant analogue à celui que nous avions décrit dans le paragraphe précédent tant que les agents financiers voyaient monter le cours des titres : dans un contexte différent, ici, plus les entreprises investissent, plus leurs richesses nettes et leurs revenus augmentent, moins leurs activités sont risquées, plus le revenu national augmente.
Néanmoins, cette dynamique, soutenue par le mécanisme de l’accélérateur financier, engendre aussi en réalité des effets négatifs et donc une fragilisation de la dynamique économique, notamment par le biais de l’apparition et de l’éclatement de bulles financières. En effet, en affaiblissant les contraintes de financement, la diminution de la prime de financement mène aussi à une hausse du taux d’endettement des entreprises. Elles sont alors de plus en plus vulnérables à des chocs extérieurs négatifs ou des retournements de tendance. Ce fut le cas pour les entreprises engagées dans la construction de chemins de fer en 1866, pour les fermiers américains en 1929 ou pour le secteur immobilier en 2008. Ainsi, dans ce contexte, une baisse de la demande globale générera immédiatement une baisse des revenus et donc des richesses nettes des entreprises. La prime de financement, plus élevée, vient alors alourdir le poids de leurs dettes extérieures. Leur solvabilité se voit ainsi fortement remise en cause. Elles doivent donc procéder à un mouvement de désinvestissement et de restructuration financière qui engendre une nouvelle baisse de leurs revenus et richesses nettes et donc une nouvelle hausse de la prime de financement. On se trouve ainsi confronté aux conditions propices à la transmission de la crise financière au secteur réel. L’intérêt du recours au principe de l’accélération financière est que, malgré d’évidentes différences, on retrouve ici une question essentielle posée deux paragraphes ci-dessus : comment le fait d’être rationnel – au sens de la théorie économique usuelle – peut-il conduire à sous-estimer le risque ? Ce faisant, comment expliquer que les primes de risque diminuent et qu’elles incitent à accélérer les demandes de financement de nouveaux investissements et débouchent vers un accroissement de la valeur nette attendue et du bénéfice attendu de l’entreprise, qui sera, à son tour, à l’origine de nouveaux appels au financement et de crédits ? Cette explication à la fois exogène et endogène n’est pas la seule : l’idée de la relation entre le crédit et l’investissement est essentielle dans la question de la compréhension des crises.
Une autre dimension de cette relation éclaire aujourd’hui d’un jour nouveau le problème du passage de la crise financière à la crise réelle. Il s’agit de s’interroger sur l’évolution de la distinction entre activité entrepreneuriale d’investissement et activité de spéculation, si chère à J. M. Keynes. Cette distinction, essentielle dans le Traité de la monnaie, est en effet aujourd’hui remise en cause par certains au nom de la notion de financiarisation de l’économie réelle. N’assistons-nous pas à une financiarisation de l’économie industrielle, de l’économie réelle et des entreprises sous l’effet de la révolution des actionnaires ; de l’influence croissante des fonds de pension sur l’activité des firmes, par le biais de leurs investissements, et, enfin, de l’utilisation d’un certain nombre d’instruments qui permettent d’acheter les entreprises grâce à l’aide des banques ? De plus en plus d’entreprises ne sont-elles pas soumises à une logique financière court-termite ? Enfin, ne rend-on pas plus facile le passage de la crise financière à la crise réelle ? C’est une question ouverte. Pour certains, la financiarisation n’existe pas ; pour d’autres, elle est essentielle. Nous n’évoquerons pas davantage cette dimension de
la question de la transition des crises financières aux crises réelles mais elle se pose aujourd’hui avec une acuité croissante.
Cette contribution a tenté de mettre en évidence deux conclusions principales.
D’un côté, l’analyse des crises économiques et des cycles d’affaires constitue l’un des domaines où l’aller-retour entre le travail conceptuel, l’observation empirique et l’investigation historique doit être systématique. Ainsi, l’évolution des savoirs économiques (macroéconomie théorique, comptabilité nationale et internationale, macro économétrie) relatifs à l’étude des crises et des fluctuations économiques dépend très fortement de l’évolution historique de ces dernières. Nous avons en effet pu observer dans la première partie de ce travail que les guerres napoléoniennes, la montée de la grande industrie, la longue dépression, la Grande Dépression, les Trente Glorieuses, le retour des crises depuis 1970 constituent, par exemple, des contextes systémiques qui influencent et parfois modifient la forme, la durée ou l’intensité des cycles d’affaires et des crises. En ce sens, cette contribution doit être considérée comme très partielle et elle devrait être complétée par une analyse de ce que Schumpeter appelait l’évolution économique. Son étude mobilise d’autres types de savoirs que ceux auxquels nous venons de faire référence, plus ancrés encore dans l’histoire économique et impliquant d’autres concepts tels que l’auto-organisation et la sélection. Mais ce serait là l’objet d’un autre travail.
D’un autre côté, le recours à l’histoire ne suffit pas. Des outils spécifiques d’ordre conceptuel ou quantitatif ont été construits par les économistes qui éclairent les faits observés dans le passé. C’est ce que la deuxième partie de ce texte s’est efforcée de mettre en évidence. Les changements systémiques et le poids de l’histoire n’empêchent pas la nécessité de se poser des questions-clés logiquement inévitables qui reviennent à chaque nouvelle crise et sur lesquelles les différentes réponses apportent un éclairage ou, au pire, ordonnent les débats analytiques.
Des scénarios explicatifs des crises sont ainsi élaborés. Ils diffèrent parfois, comme le montrent amplement les explications disponibles de la crise de 1929 mais ils sont toujours informatifs. Ces remarques impliquent aussi nécessairement une autre interrogation. S’il existe un savoir économique sur les crises, aussi limité soit-il, pourquoi ne contribue-t-il pas de manière plus utile à leur prévision ? Il existe certainement plusieurs éléments de réponse à cette interrogation. D’une part, ce que nous avons caractérisé plus tôt comme la dimension systémique de l’évolution économique est par nature extrêmement difficile à prévoir en raison même de la dimension fortement innovante qu’elle véhicule. D’autre part, la mémoire collective en matière de crises est étonnamment faible. Notre évocation de la question de la limitation de la responsabilité individuelle et du transfert de risque a montré comment les mêmes conditions formelles impliquaient des mécanismes comportementaux identiques mais pourtant récurrents car ils sont oubliés ou difficilement reconnaissables par les agents au niveau microéconomique qui est le leur. Voilà qui incite à approuver la remarque de Juglar, que nous avons déjà cité, quand il souligne qu’« il est dans la nature humaine de ne se tenir jamais dans des justes limites ». Enfin, on ne peut pas ne pas s’interroger aussi sur les limites et la pertinence du savoir sur lequel les économistes et, dans un deuxième temps, les acteurs de la politique économique se fondent aujourd’hui ; c’est là-dessus que nous conclurons ; ce savoir a-t-il bien choisi les outils formels et économétriques mobilisés pour comprendre les faits empiriques et historiques ? Les fondements de la rationalité comportementale individuelle retenus par les économistes ne négligent-ils pas les avancées réalisées par d’autres sciences sociales depuis deux décennies ? Nous pensons quant à nous que la pertinence de ces questions ne peut plus aujourd’hui être rejetée a priori et que c’est l’une des tâches principales des économistes de tenter d’y répondre sérieusement et sans attendre.
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