La crise actuelle est aussi une crise de la théorie économique : L’hypothèse des marchés efficaces
Si le système économique est tellement vulnérable, pourquoi les économistes persistent-ils à recommander un minimum d’interférence par l’État sur les marchés ? D’après la théorie des marchés efficaces, toute l’information disponible dans l’économie serait transmise dans le prix des actifs. Paradoxe immédiat, soulevé par Sandy Grossmann et Joe Stiglitz : dans ce cas, pourquoi les agents iraient-ils chercher l’information ? Mais, laissons cette critique fondamentale de côté pour le moment. Cette hypothèse est associée initialement au nom d’Eugène Fama, mais elle a été portée à la connaissance du grand public grâce à Robert Merton et Myron Scholes : nobélisés, ils dirigeaient le fonds ltcm, à l’origine d’une des crises financières récentes les plus importantes. Forts de leur théorie, ils étaient prêts à investir avec un effet de levier colossal. C’est en grande partie la théorie des économistes qui est à l’origine de la recommandation d’interférer au minimum avec le fonctionnement des marchés. Selon eux, les marchés s’auto-organisent. Or, même si c’est le cas, personne n’a démontré que ce processus était stable ni efficace.
Comment l’information des individus est-elle donc transmise aux agents ? L’idée est simple : si Bertrand Collomb, président d’honneur du groupe Lafarge, achète des actions parce qu’il a de l’information, sa démarche, visible par les autres acteurs, aura un impact sur le cours. Si c’est moi, l’effet sera minime. L’information que nous avons est transmise dans le prix de l’action du fait que nous agissons en fonction de cette information. C’est sur la base de celle-ci que nous agissons. Si nous achetons un actif, c’est donc que nous disposons d’informations, qui, grâce à nos actions, deviennent publiques. Rien ne nous est donc inconnu. C’est pourquoi les économistes ne ramassent jamais un billet de dix euros qu’ils trouveraient par terre… Parce que s’il s’agissait d’un vrai billet, quelqu’un d’autre l’aurait déjà ramassé…
En réalité, cette théorie repose sur l’idée que chacun dispose de son information dans son coin et qu’il agit en fonction de celle-ci, indépendamment des autres. Henri Poincaré, en 1908, mettait déjà en avant, dans La Valeur de la science, la notion de comportement moutonnier : « Quand des hommes sont rapprochés, écrit- il, ils ne se décident plus au hasard et indépendamment les uns des autres ; ils réagissent les uns sur les autres. Des causes multiples entrent en action, et elles troublent les hommes, les entraînent à droite et à gauche, mais il y a une chose qu’elles ne peuvent détruire, ce sont leurs habitudes de moutons de Panurge. Et c’est cela qui se conserve. »
Il est vrai que Poincaré avait été rapporteur de la thèse de Bachelier, lequel avait avancé pour la première fois l’idée que le prix d’une action doit suivre un mouvement brownien. Cette notion est incorporée dans les modèles de marché financier et se traduit par le fait que les changements dans le prix des actions sont imprévisibles et suivent une loi gaussienne. Mais, comme Poincaré l’a justement remarqué, en commentant la thèse de Bachelier, c’est le comportement moutonnier en économie qui dérange : au lieu de regarder mon information, je vais me demander pourquoi M. Collomb fait ceci ou cela. S’il le fait, c’est qu’il doit avoir de l’information. L’existence de ce genre de raisonnement change toute la structure de la série du prix du marché.
À propos de cette hypothèse de marché efficace, notons au passage qu’Alan Greenspan, qui dirigeait alors la Réserve fédérale américaine, a dit, en octobre 2008 : « The whole intellectual edifice collapsed in the summer oflast year. » Il n’a pas dit que l’on avait rencontré un problème, une difficulté, mais que l’hypothèse de marché efficace s’était effondrée. Avant cette date, tout le monde l’écoutait, au motif qu’il était la personne la plus intelligente du monde. Depuis, on dit qu’il est devenu un peu vieux…
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