Comment interroger les postulats fondateurs de l’économie : Le primat accordé à la concurrence
Cette ignorance de l’enracinement de l’économie dans des institutions et une culture conduit à proposer des remèdes qui seront efficaces ici, pas là. On l’a vu dans le tiers-monde où les politiques ont tendu à mettre en place un système libéral. L’irréalisme dont ils ont fait preuve en la matière est comparable à celui des Américains lorsqu’ils ont supposé qu’il suffisait de mettre à bas Saddam Hussein pour que les Irakiens adhèrent à la démocratie. Suffit-il d’abattre l’ancien système pour que le nouveau marche ?
Les économistes sont donc dans cet irréalisme. Il affecte en particulier le rôle prépondérant qu’ils veulent donner à la concurrence dans le fonctionnement de l’économie. Ce rôle trouve sa source dans une représentation particulière du monde liée à un imaginaire politique anglo-saxon, qui figure l’individu comme un propriétaire uni aux autres citoyens par des rapports contractuels. Locke considère la liberté comme un élément de la propriété. Pour lui, cette dernière englobe non seulement la liberté, mais aussi la vie et les biens.
Les économistes défendent la concurrence, au motif qu’elle augmenterait l’efficacité de l’économie et la quantité des biens et services à la disposition des consommateurs. Si l’on demande à quelqu’un de choisir entre un produit fabriqué en France et un autre fabriqué en Chine et qui coûte cinq fois moins cher, il opte pour le produit chinois. Développer la concurrence revient à respecter la volonté des consommateurs et donc, est-il supposé, à maximiser leur bien-être. Or, et c’est une erreur majeure, les économistes ne cherchent pas à appréhender globalement ce que les individus tirent de leur consommation et de leur travail – après tout, les consommateurs sont en même temps producteurs. Ils ne s’intéressent pas à la façon dont l’existence des individus est affectée par l’accroissement de leur consommation ni aux différences qu’il peut y avoir entre l’effet de l’augmentation de consommation d’un individu sur sa situation personnelle, la consommation des autres restant inchangée, et l’effet de l’augmentation de consommation d’un ensemble d’individus sur la situation de chacun.
On a affaire ici à un paradoxe connu depuis longtemps et que j’ai évoqué en 1973 dans La Politique du bonheur. Lorsque l’on observe les taux de suicide, de consommation de drogue, etc. et les déclarations des individus sur leur niveau de bien-être, on constate qu’il n’y a pas, depuis au moins trente ans, de corrélation entre l’évolution du niveau de vie moyen et celle du bien-être. Dans nos sociétés industrielles, où la majorité est à l’abri de la pénurie alimentaire, l’essentiel de ce qu’un individu tire de sa consommation dépendra du niveau relatif de celle-ci. Lorsque la consommation de tous augmente, ce niveau n’est pas modifié. Par ailleurs, si l’on ne fait pas le bilan entre d’un côté la diminution de la précarité de l’existence permise par l’augmentation de la consommation, et de l’autre son augmentation liée, via la vie de travail, à l’intensification de la concurrence, on ne peut rien dire de sérieux sur les effets de cette intensification sur la situation réelle des individus.
Dans ces conditions, comment se fait-il que la science économique soit capable de si bien résister ? Une première réponse a trait à son évolution interne. Une communauté des économistes détient l’accès à des revues, à des postes universitaires, à des institutions telles que I’ocde, le fmi et la Banque mondiale. Elle sait reconnaître les siens. Or, échapper aux postulats fondateurs de la discipline, c’est ne plus être économiste. Au fond, si l’on n’est pas d’accord avec la manière « normale » de faire de l’économie, on est amené à se soumettre ou à se démettre : soit l’on passe sous les fourches caudines de la discipline, soit l’on va ailleurs, dans des endroits plus accueillants. Les individus de ma génération, dans l’ensemble plutôt issus de l’École polytechnique que de l’université, qui ont cherché à rénover la science économique ont tous changé de voie : Jean-Pierre Dupuy est devenu philosophe ; Jacques Attali, essayiste. Moi-même, je suis plutôt perçu comme sociologue ou anthropologue. Entré au cnrs en 1973, avec un programme qui consistait à élargir la science économique en intégrant des éléments des sciences sociales, j’ai abandonné progressivement ce projet pour m’intéresser au rôle des facteurs culturels dans la gestion des entreprises.
Tout en se fermant, cette collectivité a réussi à produire des indices de crédibilité vis-à-vis de l’extérieur. L’économie a l’apparence d’une science par le fait qu’elle dispose de modèles économétriques, de statistiques, de modèles mathématiques, toutes choses difficilement compréhensibles pour le profane et susceptibles de l’impressionner. Si l’on veut se poser des questions, intégrer la notion de relativité culturelle — Qu’est-ce qu’un contrat ? Qu’est-ce qu’être chômeur ? Qu’est-ce qu’avoir un travail ? – on s’engage dans des voies où la modélisation mathématique n’est pas évidente. Sortir de l’économie dans son périmètre actuel conduirait à cesser de faire de la science. Imaginons, dans un autre domaine, que les gens qui s’intéressent à la musique soient arrivés à faire croire que l’on doive s’y intéresser de façon scientifique – soumettre, par exemple, les Variations Goldberg de Bach à un traitement mathématique pour comparer le jeu de Gould et celui de Richter – et que toutes les considérations relatives aux émotions soient sans valeur. Un tel jugement serait très difficile à remettre en cause, l’effet d’intimidation – les mathématiques, les statistiques – jouant à plein.
Par ailleurs, il n’est pas facile de faire progresser les choses ; comprendre, par exemple, le fonctionnement de l’économie du Gabon pour doter le pays d’institutions favorables à son développement suppose d’entrer dans le fonctionnement mental des Gabonais. Il faut réaliser une construction intellectuelle qui amène à explorer des domaines auxquels aucune discipline – ni la sociologie, ni l’anthropologie, ni la philosophie politique – ne donne immédiatement accès.
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