L’entreprise, un point aveugle de la science économique, Thèse 1 : La science économique n’est pas une science de l’entreprise
La science économique n’est pas une science de l’entreprise et ne pouvait pas l’être, comme l’illustrent les différents moments de constitution du savoir économique.
L’ancienne économie politique se forme tout au long du xvme et du xixesiècle. Or l’entreprise est un phénomène tardif dont l’émergence peut être datée entre 1890 et 1920. Ce propos surprend toujours tant nous sommes accoutumés à l’idée quelle existe depuis les temps les plus anciens. Or, en projetant ainsi le mot entreprise à travers les âges, nous fabriquons un anachronisme, qui déforme les faits historiques les plus élémentaires. Nous confondons Ainsi les groupes de marchands médiévaux, les compagnies commerciales du xvuie siècle, les entrepreneurs-fabricants du XIXe siècle. Et nous assimilons toutes ces formes avec l’entreprise moderne alors que celle-ci accompagne la transformation de la civilisation occidentale au début du XXe siècle, par le développement de nouvelles rationalités administratives et scientifiques, par l’invention du salariat et par un nouveau régime d’exploration des valeurs marchandes (la nouveauté technique et commerciale, les foires, la publicité, etc.).
En outre, le savoir économique que l’on trouve dans les ouvrages spécialisés du xix£ siècle se donne surtout comme un savoir encyclopédique. La production, l’échange, la consommation y sont désormais articulés par un savoir d’érudits débattant à partir de catégories à vocation universelle. Mais d’emblée le lien entre les catégories universelles du savoir économique et la dynamique des raits observables pose problème. Les grands penseurs de la fin du xniesiècle ne voient pas la révolution industrielle qui se déroule sous leurs yeux. Quand Adam Smith écrit La Richesse des nations en 1776, il prend comme exemple de la division du travail la manufacture traditionnelle des épingles telle quelle pouvait exister depuis la Renaissance. Or, au moment même où il rédige son traité, se forment de nouvelles aventures productives qui n’ont plus rien de commun avec ces manufactures artisanales anciennes. La maison Boulton et Watt est en pleine activité et loin de répéter les gestes d’un métier ancestral, elle organise une activité intense d’invention et de création de savoir. Elle met au point une nouvelle génération de machines à vapeur qui va profondément modifier la civilisation. Autrement dit, Adam Smith ne voit pas ce que tenteront de saisir plus tard les économistes technologues comme Charles Babbage qui, vers 1830, comprend que l’ancienne économie politique est dépassée et qu’il faut penser désormais avec l’explosion des machines. Mais Babbage lui-même ne voit pas l’arrivée de l’entreprise moderne et en reste à la notion classique des manufactures. Et jusqu’aux années 1930, les livres d’économie politique n’accorderont qu’une place marginale aux entreprises et essentiellement réduite au point de vue des débats antitrust.
On peut imaginer que conformément à sa tradition d’encyclopédisme, l’économie politique aurait in fine développé un savoir plus détaillé sur l’entreprise et les phénomènes de gestion qui la caractérisent. Mais au milieu du xxc siècle la science économique change progressivement de visage et s’éloigne cette fois de tout souci de réalisme. Avec la mathématisation proposée par Walras et la publication par Maurice Allais, en 1943, de À la recherche d’une discipline économique. Traité d’économie pure, l’objet traditionnel du savoir économique change radicalement. L’érudition et l’encyclopédisme vont disparaître, au profit d’un idéalisme théorique dont les hypothèses premières, loin de conserver leur évident statut exploratoire, vont être constituées en bannières identitaires de la discipline économique, changer son centre de gravité et avoir d’importantes conséquences théoriques.
Cette rupture aura quatre conséquences. La première concerne la centralité de la loi de l’échange. Dans son célèbre cours, Charles Gide rappelle encore que l’équilibre de la loi de l’offre et de la demande n’avait rien d’important dans les traités du XIXesiècle. Il ne devient le cœur du savoir économique qu’à partir de la révolution walrasienne. La deuxième conséquence tient à l’abandon d’une théorie de la valeur. La nouvelle science économique renonce à toute conception normative de la valeur et s’en remet à l’idée que les acteurs ont des préférences. De facto, le savoir économique ne sait plus ce qu’est une richesse et considère qu’il n’a pas à la définir. Les débats actuels sur la notion de croissance ou de décroissance,
autant que sur leur mesure, reflètent cette profonde impasse. Reste qu’il était logique qu’une science économique réduite à une théorie de l’équilibre des échanges n’eût pas d’autre définition de la richesse que l’augmentation des échanges. La troisième conséquence est liée au dogme de la rationalité du choix. L’acteur économique traditionnel était un marchand, un producteur, un entrepreneur, un consommateur. L’acteur idéalisé de la nouvelle science économique est un décideur uniquement soucieux de la rationalité de ses choix individuels. Il n’y a pas d’action collective qui ne se réduise à une série d’échanges marchands rationalisés. Cette représentation mutilante du réel deviendra pourtant le credo à partir duquel se construira la nouvelle économie « scientifique ». Enfin, quatrième conséquence, dans un tel cadre paradigmatique, tout devient échange marchand. La loi du marché est partout et l’entreprise est invisible ou simplement résiduelle. L’entreprise est au mieux une anomalie qui n’existe que parce que le contrat marchand est trop coûteux ou impossible à écrire.
Étrangement, selon les postulats de la science économique, l’économie contemporaine ne devrait être composée que de petits grumeaux collectifs (des petites entreprises) perdus dans un océan d’échanges marchands individuels. Or, c’est l’inverse qui s’est produit, et nous vivons bien plus dans un monde d’entreprises que de marchands isolés. Pourtant, la macroéconomie, c’est-à-dire l’analyse économique conduite au niveau des États, se limitera à penser un face-à-face entre un régulateur étatique et des marchés. Et l’entreprise, fait massif des sociétés modernes, devient une énigme pour la science économique. Énigme telle que deux prix Nobel seront attribués à des chercheurs (Coase et Williamson) qui prétendent rendre compte de l’entreprise dans le cadre d’une théorie fondée d abord sur le marché et la rationalité des choix. Mais, outre l’approche par les coûts de transaction proposée par ces auteurs, d autres constructions théoriques vont tenter d’intégrer tout ou partie du phénomène de l’entreprise dans le cadre dogmatique initial. Citons rapidement une microéconomie des fonctions de production ou la réduction d’une entreprise à un nœud de contrats. Et enfin, une théorie dite « de l’agence », sur laquelle nous reviendrons plus longuement, et qui réduit la question de l’entreprise à celle du contrôle des dirigeants par les actionnaires. Pourtant, si l’on veut bien suivre les données de l’Histoire, c’est l’abandon des principes marchands au sein du collectif de travail qui marque la naissance de l’entreprise.
Une communauté scientifique a le droit de se choisir ses hypothèses. Par contre, dans le cas du savoir économique dominant, une confusion s’est vite introduite entre la construction des hypothèses et la définition d’une « cité idéale ». Car on y confond le modèle théorique qui sert à penser et à discuter les faits, avec la formulation d’un état du monde qu’il faudrait valoriser. On aboutit ainsi à une accumulation de malentendus. C’est ainsi que l’efficience des marchés ou leur autorégulation n’est pas un fait mais le postulat à partir duquel les économistes veulent penser ou le modèle qui permet de penser l’idéal à atteindre. Il y a donc ici un risque majeur de circularité du raisonnement. L’économiste ne cherche pas à comprendre les faits économiques dans toutes leurs dimensions. Il tente d’abord de les rendre intelligibles à l’aide des postulats de sa discipline et de ceux-là seulement. On comprend donc que, d’un point de vue épistémologique, la science économique ne soit pas une science de l’entreprise dès lors que celle-ci n’est pas réductible aux hypothèses qui sont les siennes, à savoir la rationalité des choix et le contrat marchand.
Vidéo : L’entreprise, un point aveugle de la science économique, Thèse 1 : La science économique n’est pas une science de l’entreprise
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