L’entreprise, un point aveugle de la science économique, Thèse 2 : L’entreprise s’est construite contre le savoir économique
L’entreprise s’est construite contre les dogmes économiques de son temps. Remarquons en préambule que toutes les sociétés marchandes de l’histoire n’ont pas inventé l’entreprise. S’il suffisait donc d’avoir une économie de marché pour que naissent des entreprises, pourquoi seraient-elles nées uniquement dans le monde occidental, et encore, si tardivement ? Depuis que le commerce existe, il y a eu des milliers de sociétés marchandes où le type de collectifs particuliers qui caractérisent l’entreprise moderne n’a pas été inventé. On ne saurait donc affirmer que l’entreprise est un phénomène qui découle naturellement des rapports marchands ! En outre, en Occident, cette proposition est historiquement fausse.
Les modes d’action nécessaires à la création de l’entreprise moderne doivent être cherchés dans les processus propres à la civilisation qui l’a inventée. Comme, par exemple, la révolution scientifique de la Renaissance qui va permettre de donner un statut épistémologique puis légal à Xinvention technique. L’entreprise n’est pas non plus la compagnie des marchands qui domine au Moyen Âge et à la Renaissance.
Elle ne commence à se former qu’à la fin du XIXe siècle avec la mise en relation nouvelle entre l’idée d’invention et celle de création marchande. S’il n’y avait pas eu la création d’un droit de la propriété intellectuelle, il n’y aurait pas eu ce que l’on appelle communément la première révolution industrielle. Les Anglais sont ainsi les premiers à avoir un droit de la propriété intellectuelle permettant le développement de formes embryonnaires de l entreprise. Cette évolution se renforce au début du xixesiècle avec la formation des ingénieurs et la prise de conscience que l’invention est une activité qui doit être à la fois collective et gouvernée. D’ailleurs, jusqu’en 1880-1890, le mot entreprise n’a pas le sens que nous lui donnons aujourd’hui. Et l’on ne parle jusque-là que de patrons et d’ouvriers. L’entreprise se forme donc d’abord dans les faits comme un ensemble de collectifs aux régimes d’action inédits et comme un nouveau paradigme qui va progressivement supplanter la vision ancienne de l’économie politique. En outre, la reconnaissance de ce nouveau type de collectifs conforte l’idée d’un dépassement possible et inattendu de l’opposition entre patrons et ouvriers. L’entreprise moderne, en se montrant créatrice et intégratrice, permet de récuser aussi bien le libéralisme marchand que le collectivisme d’Etat.
Trois grandes propriétés sont progressivement associées à ces nouveaux collectifs que l’on appelle entreprises par contraste avec les anciennes compagnies et manufactures :
- La constitution d’une nouvelle forme d’autorité, qui échappe à la propriété des sociétés ou du capital. La théorie économique n’a pas d’autre définition de l’autorité qu’une répartition de droits prévus par les contrats. Or, l’autorité des nouveaux managers va se construire, indépendamment de leur mandat, par le biais d’une légitimation technique et professionnelle.
- Au sein de l’entreprise, l’action collective n’est pas fondée sur un contrat marchand. Il apparaît vite en effet, notamment via le taylorisme, qu’il n’y a d’entreprise que si, en son sein, les rapports de travail entre chefs et ouvriers ou entre les ouvriers eux-mêmes sont non marchands. Ainsi, le recours aux salaires aux pièces et au marchandage des prix des pièces avec les ouvriers, dans les ateliers, est-il farouchement discuté, puis remis en cause, car il favorise la concurrence et la négociation permanente dans les ateliers. L’entreprise se forme comme un territoire hors de l’espace du marché.
- Une dynamique créatrice comme activité justificatrice de l’entreprise. Ce point est souvent négligé. Or, il a joué un rôle majeur dans la construction sociale de l’identité de l’entreprise moderne. Cet aspect, en outre, est le plus absent des visions économiques de l’entreprise à la notable exception de Schumpeter. En revanche, il n’a aucune place dans la théorie générale des marchés puisque celle- ci repose sur l’hypothèse de nomenclature, c’est-à-dire sur le fait que la liste des biens soit fixe. Et ce n’est que très récemment que l’économie mathématique s’intéresse à la génération de nouveaux biens (croissance endogène) qu’elle ramène pour ce faire au simple choix d’investir ou non dans une activité de recherche.
Cela étant, pourquoi l’entreprise moderne n’est-elle donc pas la manufacture ? Pourquoi n’est-elle pas assimilable aux firmes de la révolution industrielle ou aux grandes compagnies du xviic ou des siècles précédents ? Pour un chercheur en gestion, l’analyse détaillée de l’ensemble des mécanismes d’action collective est capitale si l’on veut établir ces distinctions. Si l’on se contente de réduire ces collectifs à la figure d’un agent économique marchand « ponctua- lisé », on ne verra aucune différence. Quoique brièvement, il nous semble utile de préciser le rôle constructeur de l’invention routi- nisée dans la formation de l’entreprise moderne.
L’invention, nouveau régime d’action collective : les entrepreneurs de la révolution industrielle
Que sont les grandes compagnies marchandes jusqu’au milieu du xviie siècle ? Elles utilisent l’ensemble des instruments de gestion développés avant elles par les marchands. Elles introduisent les parts cessibles (actions) de sociétés. Mais elles n’inventent pas de nouvelles formes collectives de production. Elles héritent des compagnies italiennes de la Renaissance, des relations de travail et d’organisation fondées sur la délégation d’activités commerciales. Et il est vrai que leur fonctionnement est assez conforme avec l’idée d un ensemble de contrats marchands.
Qu’est-ce qui va faire la révolution industrielle ? Des formes collectives inédites d’invention et de production. Un seul exemple : la Lunar Society de Birmingham qui fut pendant trois décennies le plus important think thank de recherche et de développement de cette période. On compte parmi ses membres les principaux entrepreneurs-manufacturiers-inventeurs de la révolution anglaise : Boulton (la mécanique de pointe, utilisée pour fabriquer des pommeaux d’épée ciselés) ; James Watt (la nouvelle machine à vapeur et l’incorporation de la nouvelle science de la chaleur) ; James Keir (la nouvelle minéralogie scientifique, qui va permettre de mettre au point des alliages intéressants) ; William Small (la nouvelle médecine) ; Erasmus Darwin ou encore Josiah Wedgwood, l’inventeur de la céramique scientifique et du pyromètre à four. La révolution industrielle anglaise est avant tout une révolution de l’action marchande et productive qui résulte de la place nouvelle donnée à l’invention. Car ce qui s’y joue n’est plus la traditionnelle liaison entre un marchand et des activités productives connues auxquelles il sert d’intermédiaire ou de financier. Les affaires de Boulton, Watt, Wedgwood et de bien d’autres entrepreneurs anglais se créent pour développer des biens ou des machines qui n’existent pas et dont on attend qu’ils soient associés à de nouveaux procédés et à de nouveaux espaces de production.
Point capital de l’analyse : dès que le droit des brevets se constitue, on observe une logique totalement différente de la création des affaires. Ainsi, Richard Arkwright, autre Anglais célèbre, conçoit et exploite de nouvelles filatures : des systèmes techniques totalement nouveaux, hautement automatisés et réunissant des centaines de machines. On sait aussi qu’il prospère par les royalties reçues pour la vente des droits sur ces nouvelles techniques à côté des filatures qui lui appartiennent directement. On observe ainsi chez ces entrepreneurs une modification complète des registres de l’action collective qui ne sont plus les formes classiques de la production ou de l’activité marchande. Ainsi, Josiah Wedgwood est aussi considéré comme l’inventeur du marketing. Il est le premier à créer un show room à Londres car il sait qu’il lui faut accompagner le renouvellement rapide des goûts et des modes de la nouvelle bourgeoisie anglaise en matière de poterie.
L’économie politique classique ne peut expliquer une telle dialectique entre invention, nouveauté et dynamique sociale. Charles Gide, un siècle après ces événements, a encore du mal à en rendre compte. Il parle de l’entrepreneur comme « d’un grand metteur en scène et d’un grand répartiteur ». Mais, dans les faits, la nouvelle figure de l’entrepreneur s’est d’abord construite sur l’invention technique et commerciale (l’invention des grands magasins, par exemple). Les compagnies de chemin de fer seront les héritières directes de ce nouveau régime de la vie productive et marchande. Avec elles, la représentation de l’entreprise moderne commence à se dégager. En outre, elles sont d’emblée privées et publiques. Elles incarnent une activité qui se réclame de l’intérêt général et qui est impossible sans une concession des pouvoirs publics. (Le slogan que s’était donné la première ligne de chemin de fer de l’histoire, Stockton-Darlington, n’était-il pas Pericolum privatum utilitas publica ?) Ainsi, contrairement au marchand qui ne poursuit que son intérêt propre, l’entreprise moderne va, dès sa naissance, jouer sur une identité double, à la fois privée dans son capital, mais publique par sa contribution à l’intérêt général (création de richesses, emploi, contribution territoriale…).
L’entreprise moderne et les ruptures fayolo-tayloriennes
Quelles ruptures s’opèrent à la fin du XIXe siècle ? Dès que les premières compagnies inventives et créatrices se développent, elles abritent une nouvelle catégorie de travailleurs : celle des techniciens et des ingénieurs. Ce sont eux qui, à la fin du XIXesiècle, vont mener la mutation qui installe l’entreprise moderne comme nouveau paradigme des sociétés développées. Rappelons un fait souvent ignoré. La rationalisation du travail, qui s’opère de 1830 à 1860, n’est pas celle des ouvriers, mais celle des ingénieurs. Construire des locomotives exige de faire travailler plusieurs centaines de
techniciens et d’ingénieurs — comme dans les premiers bureaux d’études de la firme Baldwin. En outre, la science de l’entreprise n’est plus la science du marchand. Il faut de nouveaux langages pour organiser la conception et la fabrication de pièces spéciales. Rien d’étonnant donc que la firme Watt et Boulton ait grandement perfectionné le dessin industriel. C’est un instrument de gestion essentiel car, par la codification de la description des objets, il organise le partage des connaissances, le contrôle réciproque entre différents ateliers, le travail coopératif et le contrat marchand.
Mais la grande rupture vient de la révolution fayolo-taylorienne (1895-1925). Il faut deux révolutions pour que l’entreprise devienne visible – au sens que Michel Foucault donne au mot visible dans son livre Les Mots et les Choses – c’est-à-dire repérable et connais- sable dans le cadre d’une épistémologie nouvelle. C’est un point essentiel, car cette révolution va s’opposer à deux postulats du savoir économique de l’époque :
La rupture fayolienne.
Dans la conception de l’économie politique, l’entrepreneur est le propriétaire et dispose d’un contrôle souverain sur ses affaires. Or, à partir des années 1870, certains des premiers ingénieurs diplômés ont désormais trente ans d’expérience dans la direction d’usines ou même d’entreprises. Parmi eux, on compte bien sûr Henri Fayol, le penseur d’une nouvelle science administrative qui aura une influence majeure y compris aux Etats- Unis. C’est un dirigeant d’industrie incontesté et un savant considérable. Il crée le laboratoire de recherches métallurgiques de l’usine d’Imphy qui soutiendra les travaux du physicien Charles- Édouard Guillaume, récompensés par un prix Nobel. Mais Fayol est l’auteur, en 1816, des principes d Administration industrielle et générale qui défendent l’idée que l’autorité que donne la propriété n’est plus le socle de la direction des entreprises. Il affirme qu’elle repose désormais sur un nouveau type d’autorité, construit sur une compétence et un type d’engagement particulier. Cette révolution — habituellement désignée dans le monde anglo-saxon par le « divorce entre la propriété et le contrôle » – va ouvrir la voie à l’apparition et à la légitimation des cadres. Se forme alors un nouveau corps collectif de production qui n’est plus l’ancienne manufacture et qui ne se perçoit plus comme étant sous la direction de « propriétaires ». L’ère des cols blancs et de l’entreprise moderne se construit ainsi et il n’est pas étonnant que les ingénieurs aient été au cœur de cette mutation.
Deuxième rupture, le taylorisme.
C’est probablement à propos de Taylor et du taylorisme que la culture commune, et souvent la culture savante, ont véhiculé le plus d’erreurs historiques. Ainsi, l’objet du mouvement taylorien, n’a jamais été de diviser le travail en miettes. Et si l’on s’intéresse à des divisions du travail très poussées, il n’est pas besoin d’attendre le début du XIXesiècle pour l’observer car elles existent déjà dans l’Antiquité ou au Moyen Age ! Pour comprendre l’essence de la révolution taylorienne et pourquoi elle se produit si tardivement, il faut se souvenir que, jusqu’en 1890, le mode principal de rémunération du travail ouvrier était le marchandage des prix pour chaque lot de fabrication. Le salaire aux pièces était donc prédominant dans les ateliers, y compris les plus modernes. Pour un ouvrier d’usine, l’appartenance à l’entreprise ne signifiait pas grand-chose. Tous les jours, il fallait négocier le prix de son travail. La force du taylorisme et sa portée révolutionnaire tiennent d’abord à la critique sévère du marchandage des prix des pièces que développe Taylor à partir de 1895. Notamment parce qu’il porte aussi, mécaniquement, sur la durée de fabrication nécessaire pour chaque pièce. Or pour Taylor, celle-ci ne dépend pas seulement du bon vouloir de l’ouvrier, mais des connaissances, des méthodes, outils et machines dont celui-ci dispose. Cette durée devrait donc être non pas marchandée mais administrativement fixée par l’autorité « technique » de l’atelier. En refusant la relation marchande au sein de l’atelier, et en lui substituant un rapport de prescription technique, Taylor, comme Fayol, permet à Xentreprise moderne d’apparaître. Là aussi, c’est le paradigme d’une autorité différente qui est formulée. Et c’est ce nouveau paradigme du travail d’usine, réglé, rationalisé, placé sous une autorité experte, qui va servir de référence aux combats sociaux. On a oublié que les syndicats américains, qui ont d’abord craint cette nouvelle doctrine, sont devenus ensuite les alliés du taylorisme car il impliquait la fin du pouvoir exclusif du contremaître et la responsabilité directe de l’employeur dans l’organisation du travail et la fixation des normes techniques. Le mouvement sera aussi soutenu par des figures proéminentes du progressisme américain comme un Louis J. Brandeis, avocat, célèbre juge à la Cour suprême, défenseur des droits des salariés et des minorités.
On le voit, fayolisme et taylorisme remettaient en cause les vieux principes du savoir économique sur le capital, la production et le travail. Sur ces nouvelles bases, l’entreprise moderne pouvait naître et devenir visible : autorité de compétences, travail réglé et logique créative vont désormais définir une nouvelle figure d’action collective. Celle-ci va susciter l’adhésion générale des élites, des États et des salariés tout au long du XXe siècle, jusqu’au milieu des années 1980. Et là s’opère une autre transformation qui, on le sait aujourd’hui, conduira directement à la crise actuelle…
Vidéo : L’entreprise, un point aveugle de la science économique, Thèse 2 : L’entreprise s’est construite contre le savoir économique
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