L’entreprise, un point aveugle de la science économique, Thèse 3 : Primat de l’actionnaire et néocompagnie… La fin de l’entreprise moderne ?
À la fin des années 1970, plusieurs milieux patronaux et conservateurs américains remettent en cause cette vision de l’entreprise qu’ils assimilent à du managérialisme. L’Amérique du début des années 1980 a perdu beaucoup de positions économiques face au Japon et aux nouveaux dragons asiatiques. Pour expliquer ce relatif déclin, on accuse la grande entreprise « managérialisée », dont l’inertie et l’absence de prise de risque résultent de la collusion entre dirigeants et syndicats au détriment des actionnaires. Collusion qui permet aussi aux grandes entreprises d’échapper aux lois du marché, et notamment au marché du capital. Ce faisant, elles seraient moins efficaces, moins rentables et moins compétitives.
Il fallait donc restaurer les intérêts des actionnaires et soumettre les dirigeants à des objectifs de rentabilité exclusivement exprimés en termes de valeur pour les actionnaires. En outre, on réaffirme i|ue les choix de ces derniers sont rationnels puisqu’ils sont régulés par le marché des actifs financiers. Se forge alors une étrange .illiance intellectuelle entre des juristes et des économistes pour construire une lecture du droit des sociétés qui nie toute réalité à l’entreprise et organise la fiction d’un actionnaire qui serait le seul acteur rationnel et le seul à prendre des risques. C’est ici qu’inter- viennent des échafaudages théoriques ad hoc comme la théorie du residual claimant, c’est-à-dire du « créancier en dernier ressort ». On construit alors la thèse de l’actionnaire qui prend tous les risques, qui peut tout perdre et qui ne ramassera sa mise qu’après tout le monde, après ceux qui disposent de contrats comme les salariés et les fournisseurs. L’actionnaire serait ainsi piégé par les dirigeants de l’entreprise qui répondent à d’autres sollicitations dans leurs décisions. Il n’aurait alors pour seule défense possible de son intérêt que l’alignement exclusif des dirigeants sur cet objectif. À partir de ce postulat va se créer un raisonnement circulaire. La théorie du residual claimant semble justifier le droit des sociétés, et le droit des sociétés semble donner raison à la théorie du residual claimant. Or il ne s’est pas construit sur de telles bases abstraites et sur des scénarios aussi restrictifs. Élaboré dans sa forme la plus proche de nous autour de 1860, c’est un arrangement légal qui a permis de populariser une technique de financement ad hoc — l’action à responsabilité limitée – pour rassurer le petit investisseur.
Ce droit comporte de ce fait des fictions et des ambiguïtés significatives dans les compromis qui ont présidé à sa formation. La construction de la figure du dirigeant en est un bon exemple.
Contrairement aux thèses contractualistes des économistes, il n’y a pas à proprement parler de « contrat » entre les actionnaires et le dirigeant car celui-ci dispose d’un pouvoir propre et de responsabilités très étendues. C’est ainsi que le chef d’entreprise ne peut pas être déchargé de ses responsabilités par un mandat explicite des actionnaires. Imaginons qu’une assemblée d’actionnaires ou qu’un conseil d’administration approuve la transgression de certaines règles de sécurité, le dirigeant n’en sera pas moins pleinement responsable devant la loi s’il se conforme à cette injonction. En outre, s’il s’agissait d’un mandat des actionnaires, ceux-ci devraient être aussi considérés comme responsables des délits commis par les dirigeants. Or, ils sont en droit totalement délivrés de toute responsabilité sur les actions de la société.
Ainsi, le droit des sociétés a-t-il inventé une étonnante figure d’autorité, celle du dirigeant d’entreprise, qui peut-être renvoyé ad nutum mais qui n’est en rien un agent commis par les actionnaires dans toutes ses actions ! Cette invention avait l’énorme avantage de laisser une place propre à l’entreprise, lieu d’action collective et de construction de l’autorité du dirigeant, à côté de la société et bien distinct de cette dernière. C’est ce bricolage historique et astucieux du droit qui allait être contesté par certains économistes à travers la théorie du residual claimant qui réinféode l’entreprise à la société. Cette interprétation ne serait pas un problème si elle n’était devenue une doctrine dominante. Or, elle a progressivement diffusé et mis en danger l’ensemble des principes effectivement et historiquement mis en place pour laisser une place à l’entreprise : la démarchandisation des activités productives et la séparation du système de propriété des actions et du système de gouvernement. Cette dérive théorique a conduit à un corpus de principes que l’on désigne généralement par corporate govemance et qui ont pesé dramatiquement sur la conception de l’entreprise et sur ses dirigeants.
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