Économie et créativité : L’exigence d’une grammaire pour équiper l’idée créative
Deux exemples vont illustrer mon propos : celui d’Alexander Fleming, à qui l’on attribue la découverte de la pénicilline, et celui de Picasso, génie singulier s’il en est. Pour qu’ils parviennent sur le marché – vendre de la pénicilline ou des toiles, nous montrerons qu’un processus de construction sociale de l’innovation a été à l’œuvre.
Tout le monde connaît Fleming. On sait moins en revanche que la pénicilline a été découverte par un étudiant français, Ernest Duchesne, vingt ans avant lui. Mais, l’Académie des sciences n’a pas reconnu sa découverte en raison de son jeune âge. C’est donc Fleming qui aura l’honneur de la reconnaissance de cette découverte. Chercheur exceptionnellement brillant, il avait été très frappé par la vision des blessés de la première guerre mondiale et voulait absolument trouver des antiseptiques de surface. En procédant à de nombreuses cultures, il constata un jour que l’une d’entre elles, qui aurait dû être affectée par un champignon, ne l’a pas été. Il identifia la pénicilline comme étant la solution pour éviter la contamination et en déduisit qu’il s’agissait d’un produit antiseptique extraordinaire.
En 1929, la publication de ce résultat dans le British Journal of Patholoy est un échec. Il fait quelques essais avec ses assistants et parvient à les soigner. Mais lorsqu’il s’agit de diffuser sa connaissance, personne ne l’écoute. Où l’on retrouve l’une des caractéristiques très fréquentes des créateurs : leur problème n’est pas d’être copiés, mais de ne pas être écoutés. Aussi Fleming va-t-il dépenser une
énergie considérable, pendant dix ans, pour faire reconnaître sa découverte. Il sera finalement écouté par la communauté des chimistes de Cambridge, par Ernest Chain et Howard Florey, qui vont isoler la pénicilline, en écrire les principes, mais vont s’apercevoir que la voie chimique ne permet pas de la créer. Ils vont alerter la communauté des fermentateurs aux Etats-Unis. Par une chaîne de transmission, de conviction, d’écriture progressive de ce qui donne des résultats et de ce qui n’en donne pas, on parviendra à traduire l’idée fondamentale de Fleming dans une « grammaire » d’usage, un manuel de déchiffrement (ou codebook) qui la prépare à sa mise sur le marché. L’université de Cambridge ne voulait pas entendre parler de cette idée. Avant qu’elle s’exprime, il a fallu, par des systèmes de contagion de plusieurs communautés, que ce codebook de la pénicilline, s’élabore.
On imagine ce chercheur comme un héros solitaire. Or il va dépenser une énergie extraordinaire à convaincre, par contagions successives, une série de communautés. Sans Fleming, il n’y aurait pas eu Chain ; sans Chain, pas Florey ; et sans Florey (et le travail acharné des communautés de chercheurs liés à ces scientifiques), pas de pénicilline. L’ensemble des protagonistes obtiendra le prix Nobel en 1945, le brevet n’étant déposé qu’en 1948. Toute la chaîne d’innovation de la pénicilline s’est donc déroulée sans prise initiale de brevet.
Prenons un exemple dans un tout autre domaine : Picasso et Les Demoiselles d’Avignon, peintes en 1907 et considérées aujourd’hui comme l’origine du cubisme. On sait moins que, là aussi, le tableau n’a d’abord eu aucun succès. Les critiques ont été vives, affectant profondément Picasso qui va s’isoler en travaillant avec Georges Braque et quelques autres. Les Demoiselles d’Avignon n’atteindra l’état marchand que par une acquisition spectaculaire, trente ans après, par le Muséum of Modem Art (MoMA).
Pendant tout ce temps, s’est élaborée une construction sociale de l’innovation. Un groupe composé de vrais créateurs, dont Braque, va se réfugier dans une galerie où ils exposent pour un public restreint mais expert. D’autres ont compris une partie du message de Picasso, comme Metzinger, Delaunay, Fauconnier, Gris et Léger. Ils sont intéressés par le cubisme et très ouverts à la possibilité de l’exposer dans des salons. Mais pour amener ce tableau sur le marché, il manque la construction d’un codebook, permettant aux critiques ou aux amateurs de le juger, bref, un ensemble de qualificatifs qui permettra de « sous-titrer » l’idée créatrice pour lui donner un intérêt marchand.
Ce travail sera réalisé grâce à deux groupes proches de Cocteau et d’Apollinaire, et de quelques mécènes éclairés, qui connaissaient bien Picasso et qui vont lui acheter quelques tableaux et les diffuser. Cela va permettre à Gris, Léger et d’autres d’écrire la « grammaire » qui va favoriser la reconnaissance du cubisme par les critiques et le public et, plus tard, l’achat du tableau par le moma. L’écriture du manifeste, en 1912, a donc été l’une des étapes essentielles vers la construction de ce mouvement artistique.
Que faut-il retenir de ces deux exemples ? Si l’on s’arrête aux individus, l’économie ne peut juger quoi que ce soit de la créativité, qui reste une notion psychologique. Si, à l’inverse, on pense que l’existence d’une dynamique sociale, qui passe par un jeu très subtil entre les individus, les communautés et les firmes permet aux idées créatrices d’atteindre le marché et de s’exprimer sous forme d’innovations, alors la créativité peut devenir une utilité économique. Sans une construction intermédiaire, qui peut être parfois favorisée et aidée par les circonstances et les pouvoirs publics, il n’y a, tout au plus, que quelques petits génies.
Vidéo : Économie et créativité : L’exigence d’une grammaire pour équiper l’idée créative
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