Le levier de l’innovation en manque d’incitations : Quelles nouvelles politiques d’innovation ?
Les temps ont changé. Les problèmes globaux d’aujourd’hui — tous annonciateurs de crises aiguës – impliquent un changement de perspectives intellectuelles de la part des économistes. Certes l’innovation est importante mais sans doute pas n’importe quelle innovation. L’enjeu n’est pas d’accroître « simplement » le taux d’innovation mais d’augmenter celui-ci dans certains domaines, certaines directions. Face aux crises advenues et à l’imminence de celles à venir, il n’est plus possible de procéder comme avant, en déployant une politique d’innovation neutre, surtout soucieuse de ne pas interférer avec les forces du marché. On assiste donc, dans le domaine des politiques de l’innovation, à la sortie du consensus de Washington, à l’image de ce qui se passe dans le cas de l’économie du développement.
Cependant, on ne peut pas faire comme si rien ne s’était passé depuis vingt ans ; on ne peut pas copier-coller les grandes politiques de mission élaborées notamment en France mais aussi dans d’autres pays qui dominaient l’économie de la R & D des années 1960 à 1990. Car les économistes de l’innovation ont récemment remis au premier plan le rôle de l’entrepreneur et de la jeune entreprise innovante, l’importance de l’entrée compétitive sur des marchés où quelques grands géants s’assoupissent paisiblement. Or tous les programmes de mission des années 1980, reconnus comme relativement adaptés à la poursuite d’objectifs technologiques complexes et bien ciblés dans des contextes où le principal client est l’État lui-même, ont pénalisé l’entrepreneuriat, pétrifié la concurrence et négligé la capacité d’innovation extraordinaire représentée par les start-ups. Cette redécouverte du rôle joué par ces populations de jeunes entrepreneurs qui mènent à bien d’innombrables expériences de manière décentralisée dans des domaines nouveaux a été bien assimilée par les responsables politiques. Ceux-ci s’efforcent aujourd’hui de mettre en place les conditions-cadres favorables à leur création et leur croissance. Comment faire désormais, alors que l’on souhaite réhabiliter des politiques plus centralisées qui pourraient avoir une influence sur la direction de l’innovation ?
Les économistes se trouvent face à un problème d’institutional design sur lequel ils n’ont pas beaucoup travaillé. Comment sélectionner et établir des priorités sans dissiper l’extraordinaire capacité d’une économie décentralisée de marché à engendrer une quantité innombrable d’expériences entrepreneuriales innovatrices ? Comment concevoir une politique qui s’empare de la question de la direction du progrès technique sans perdre l’énergie extraordinaire générée par le marché ? Comment rendre compatibles des initiatives descendantes (top-down) qui définissent et soutiennent des priorités avec des logiques d’allocation de marché, des dynamiques entrepreneuriales décentralisées dont la vertu principale est de permettre à l’innovation de surgir n’importe où ?
Sans aller trop loin dans le domaine de l’ institutional design (nous ne prétendons pas compenser vingt ans de déficit de travaux économiques grâce à ces premières réflexions), on peut avancer deux pistes. Premièrement, contrairement aux politiques des années 1980 où l’autorité administrative désignait l’objectif technologique à accomplir ainsi que le champion qui le réaliserait, il s’agira surtout de chercher à créer les anticipations positives des agents envers l’innovation dans certains domaines sans aller jusqu’à prédéfinir les technologies qu’il conviendrait de développer. L’idée fondamentale consiste à définir un large domaine (par exemple le solaire ou même plus large encore les énergies renouvelables) pour le rendre extrêmement profitable et attrayant, de façon à maximiser l’entrée compétitive, sans pour autant prédéterminer les technologies qui seront soutenues et donc pétrifier la compétition entre projets et entre expériences. Autrement dit, le consensus politique et économique sur la direction du progrès technique – un consensus indispensable à la réussite d’une politique centralisée – doit rester à un niveau macroscopique et ne pas concerner les choix microscopiques des technologies. Toute la finesse d’une politique renouvelée de mission doit être construite sur cette dualité entre des décisions centralisées très macroscopiques, pour que le convoi s’ébranle dans une certaine direction et des processus concurrentiels et décentralisés au sein des grands domaines identifiés.
Au fond, le problème pour le politique n’est pas celui de sélectionner la bonne technologie. On le sait, depuis les travaux dArthur, Cowan et David, c’est un problème très compliqué et quasiment insoluble ; mais le problème est de rendre un domaine d’innovation déterminé dans le cadre d’un large consensus, aussi profitable que possible pour favoriser l’entrée compétitive et les investissements de r & d. L’objet principal des nouvelles politiques de mission serait donc d’accroître le taux de rentabilité des investissements de R &v> dans un certain domaine et non pas d’édicter le type de technologie que l’on souhaiterait voir apparaître.
La génération des politiques de mission des années 1980 en France se préoccupait de la direction et négligeait le taux de l’innovation ; les politiques suivantes, élaborées dans le cadre de l’idéologie du consensus de Washington, s’occupaient du taux et plus du tout de la direction ; les nouvelles politique de F innovation devraient aujourd’hui accomplir la synthèse, c’est-à-dire se préoccuper du taux mais dans une certaine direction ! Des exemples historiques existent. L’ouvrage Funding a Révolution de Blumenthal, ainsi que les travaux de Mowery et Simcoe sur les politiques fédérales ayant permis l’avènement des nouvelles technologies de l’information, illustrent la réussite américaine à cet égard. Mais les réflexions de Mowery sur les politiques d’innovation dans le domaine de l’énergie suggèrent aussi que les Etats-Unis n’ont pas toujours réussi cette synthèse entre politique de mission et politique favorable à l’entrepreneuriat et aux jeunes firmes innovantes.
Deuxième piste : les réponses et les structures de politique visant à influencer la direction du progrès technique doivent prendre en compte aussi le fait que les grands défis qui arrivent peuvent être de différente nature. Dans son ouvrage The Moon and the Ghetto, Nelson avait abordé cette question centrale : il y a des défis relativement simples, non pas quant au niveau des sciences, des technologies et des capacités humaines qu’il faudra atteindre mais en termes de relation entre l’objectif final et les plans d’avancement des connaissances et des pratiques qu’il faudra accomplir. Ces défis simples déterminent des politiques très ciblées, menées en général par une agence unique et qui portent sur la création d’un nouvel objet technologique complexe ; lequel permettra de réussir la mission considérée (aller sur la lune, inventer la bombe atomique). La nature de ces défis implique un degré de concurrence naturellement faible et donc les politiques de mission élaborées se rapprochent de celles des années 1980.
Mais la plupart des défis d’aujourd’hui sont beaucoup plus complexes (le changement climatique, l’énergie, l’eau, la santé globale). Pour ceux-ci il n’y a pas de réponse simple en termes de solutions technologiques. D’autre part, la R & D doit être intégrée
ans une stratégie de changement structurel beaucoup plus générale. Il s’agit de mobiliser la recherche et l’innovation dans de multiples domaines d’invention et d’application ; il s’agit aussi de mettre en œuvre des politiques qui vont bien au-delà de la R & D mais portent aussi sur le déploiement d’infrastructures et de technologies qui existent déjà et sur l’innovation au sein de ces technologies. D’autres instruments économiques d’incitation que ceux traditionnellement utilisés pour favoriser la R & D sont requis pour cela.
Vidéo : Le levier de l’innovation en manque d’incitations : Quelles nouvelles politiques d’innovation ?
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