Comment interroger les postulats fondateurs de l’économie : La notion de contrat à l’épreuve de la culture
En Chine, les entreprises passent des contrats extrêmement précis alors que la justice chinoise, qui serait susceptible d’obliger les contractants à respecter leurs engagements, ne le fait pas. En outre, ces contrats ne sont en général pas respectés. Pourquoi les gens se donnent-ils le mal d’en passer si cela ne sert à rien ? Mon étudiant chinois, Mingming Duan, a interrogé les entreprises et s’est aperçu que le contrat obéissait, en Chine, à une logique qui n’est pas celle de la théorie. Il est signé entre des entreprises qui sont des partenaires à long terme, ce qui ne manque pas d’étonner les entreprises occidentales. Dans cette relation à long terme, quel est son rôle ? L’écart entre ce que l’on fait réellement – qualité de la prestation, prix payé – et les clauses du contrat, sert à définir une sorte de dette morale du contractant qui a été privilégié envers celui qui a souffert dans son exécution. Indépendamment de toute obligation juridique. Cette vision de la réciprocité crée une obligation morale : celui qui a été favorisé doit quelque chose à son partenaire.
L’autre exemple, étudié par mon étudiante Hèla Yousfi, concerne donc les rapports entre le gouvernement libanais et une entreprise française. Un cabinet spécialisé avait rédigé le contrat qui les liait. Dans les faits, leurs rapports se sont mal passés car ce dernier n’avait pas le même sens pour les uns et pour les autres. Pour l’entreprise française, c’est la manière dont il définissait le statut des parties qui importait. Il lui réservait celui d’un opérateur de classe mondiale ayant toute responsabilité du projet. Son partenaire n’avait donc pas à se mêler de ce qu’il devait faire au jour le jour. Pour le gouvernement libanais, par contre, le contrat induisait une obligation permanente d’aider le partenaire à régler ses problèmes au jour le jour. Aussi les Français ont-ils perçu la gestion libanaise du contrat comme une ingérence insupportable et une remise en cause de leur professionnalisme. Ce faisant, ils ont tenu à distance leur contractant qui, à son tour, a ressenti la réaction française comme un refus de coopérer.
Le dernier exemple a trait à un contrat entre edf et ses clients industriels, définissant une série de pénalités en cas de non-qualité de la prestation fournie. Les gestionnaires du contrat chez edf ont affirmé que les entreprises concernées étaient des partenaires et qu’il serait donc inconvenant quelles exigent le paiement de pénalités.
On peut faire le même type d’observations pour le chômage. Les économistes ne cessent d’affiner des théories – toujours universalisas – le concernant. Aussi proposent-ils d’observer ce qui se passe dans les pays à faible chômage pour transposer les pratiques correspondantes dans les pays à fort chômage. À certaines époques, il s’agissait des Etats-Unis ou des pays Scandinaves, puis il y a eu la mode du modèle danois, mis en avant lors de la dernière campagne présidentielle. Là encore, parler du chômage de manière universaliste suppose que le rapport au travail, le sens que celui-ci revêt, est le même partout. Pour les économistes, point n’est besoin de préciser si la population concernée est française, danoise, américaine, chinoise ou indienne. Or, les rapports au travail varient d’une culture à l’autre.
Au Danemark, pays à faible taux de chômage, celui qui perd son emploi est pris en charge par la collectivité qui l’indemnise largement. En contrepartie, il doit accepter n’importe quel emploi
qui lui est proposé. Lorsque l’on évoque la même possibilité en France, on crie au scandale. Que l’on imagine Pôle emploi obligeant un intermittent du spectacle à être serveur dans un restaurant… C’est que le rapport au travail et à la collectivité n’est pas le même dans les deux pays. Dans l’un, cette dernière a la responsabilité de prendre en charge l’ensemble de ses membres et de leur assurer une situation. Pour cela, elle doit leur trouver un emploi. En contrepartie, il est normal que chacun lui soit soumis et obéisse à ce qu’elle décidera pour lui. Dans l’autre, le travail est constitutif de l’identité de la personne : on est journaliste, fonctionnaire, tourneur, etc., et ce serait porter atteinte à cette identité que d’imposer un poste autre que celui qui correspond à la qualification de l’intéressé. On pourrait montrer que ces différences ne sont nullement superficielles, mais sont liées au fait que la conception du citoyen n’est pas la même dans les environnements anglo-saxons, germaniques et français. Il suffit pour s’en rendre compte de lire Locke, Kant ou Sieyès, qui développent des notions très différentes de la liberté, différences ancrées dans un lointain passé et toujours d’actualité dans le monde contemporain.
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