Comment penser les frontières de l’économie : L’ère des innovations déconcertantes
On en arrive pourtant à une situation pour le moins paradoxale. C’est au moment où l’on dispose de ce nouvel ensemble de connaissances, qu’à partir de la seconde moitié des années 1980, les crises et faillites bancaires vont réapparaître et se multiplier. C’est à cette époque, en effet, que les banques vont se lancer dans des activités toujours plus déconcertantes pour l’observateur profane et maint économiste.
Les années 1980 et 1990 vont être le témoin d’une vague sans précédent d’innovations financières, de produits et de services financiers nouveaux. Et aussi de la mise en œuvre de nouveaux processus de production et distribution et de formes organisationnelles inédites. Ces innovations, il faut le noter, sont toujours, comme dans l’industrie, au carrefour de la demande pour de nouveaux produits et services financiers, de contraintes issues de l’environnement macroéconomique et des modifications du cadre réglementaire. En finance, elles sont aussi largement le fruit des avancées des mathématiques financières et de l’économétrie et, enfin, des progrès des technologies de l’information et des télécommunications. Qu’est-ce, en effet, qu’un actif financier ? Essentiellement de l’information empaquetée dans un contrat que les mathématiciens, à l’aide de savantes formules, vont chercher à valoriser. Ne soyons donc pas surpris de l’influence des innovations dans l’informatique et les télécommunications sur la mise au point des nouveaux produits financiers.
Les innovations les plus spectaculaires de ces dernières décennies ont indubitablement été les produits dérivés financiers, tels les contrats à terme, options négociables, contrats d’échange (swaps) et dérivés de crédit ; la titrisation des crédits ; et les produits structurés. Ce processus s’est inscrit dans un mouvement simultané de déréglementation du secteur bancaire et financier. Celui-ci a été motivé par les innovations elles-mêmes et le souci d’une efficacité accrue et d’une meilleure compétitivité des acteurs financiers. Dans les années 1980, cette préoccupation renvoie aussi au débat sur les causes de la croissance « molle » qui s’est installée après les chocs pétroliers et la fin des trente années de croissance soutenue de l’après-guerre. Par ailleurs, ne soyons pas naïfs : il y a aussi eu, qu’on le veuille ou non, un mouvement politico-idéologique qui a pesé sur toute une partie du corps social, de la communauté des économistes et des milieux bancaires et financiers pour plus de liberté et plus de concurrence, supposées a priori bénéfiques. Compétition is good for the customer! devient alors le nouveau leitmotiv, comme Font illustré les gouvernements Thatcher en Grande-Bretagne et Reagan aux États-Unis.
Les activités des banques s’en sont trouvé alors bouleversées avec, notamment, la montée en puissance de la « marchéisation » de leurs bilans. Désormais, les bilans bancaires ne sont plus majoritairement composés de crédits et des dépôts qui restent, par nature, attachés à l’actif et au passif mais aussi, en proportions croissantes, de titres négociables que les banques peuvent acheter et vendre à tout moment sur les marchés.
Surtout, les banques vont se livrer à une gestion externalisée des risques à travers les marchés de produits dérivés et la titrisation. En effet, les contrats à terme, options négociables, contrats d’échange, dérivés de crédits et autres produits structurés permettent de se défaire de certains risques et d’en acquérir d’autres dans le cadre d’une politique de recomposition permanente de la structure du bilan et des composantes du compte d’exploitation.
Simultanément, les pressions concurrentielles croissantes érodent la rentabilité des activités bancaires traditionnelles et poussent à une diversification dans des activités à plus haut rendement, donc à plus haut risque. Haut rendement, haut risque… Mais on oublie toujours le deuxième volet de la proposition !
C’est en partie ce qui explique pourquoi les crises bancaires vont se succéder de par le monde à partir du milieu des années 1980, iusqu’à l’apothéose de la crise des subprimes de 2007-2008.
Au niveau international, les instances de réglementation-surveillance ne sont, certes, jamais restées inactives. Ainsi le Comité de Bâle sur le contrôle bancaire (qui opère au sein de la Banque des règlements internationaux) n’a-t-il cessé d’œuvrer, depuis 1974, à une certaine reprise en main réglementaire, harmonisée au niveau international, pour répondre aux défis de la globalisation financière. Mais ne doit-on pas s’interroger sur la dialectique qui sous- tend les travaux de ce comité ? L’adoption du ratio Cooke en 1988, puis des normes Bâle II en 2006 ne traduit-elle pas, d’un certain point de vue, une logique sous-jacente que les militaires connaissent bien : celle où s’affrontent, dans une course éperdue, l’épaisseur des blindages et la puissance des obus perforateurs ? En effet, les banques n’ont cessé de chercher la parade aux nouvelles contraintes réglementaires, appelant en retour une extension et une sophistication croissante de celles-ci. Le comité de Bâle ne vient-il pas de mettre la dernière main à des normes Bâle III alors qu’on peut légitimement se demander si les deux précédents accords ont permis de prévenir la crise de 2008 et d’en atténuer les dégâts ? On peut douter fortement de la pertinence de la voie dans laquelle on s’est engagé depuis plus de vingt ans !
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