Internet et numérique : Évolution des transformations ou révolution structurelle ?
La première source de ces profondes mutations tient au caractère particulier de l’évolution technique. Contrairement aux révolutions technologiques précédentes, celle des nouvelles technologies de l’information et de la communication (ntic) ne se cantonne pas à l’usine, au bureau des cadres ou des secrétaires, aux ateliers, à des lieux spécifiques d’utilisation ou aux foyers. Elle traverse l’ensemble de l’entreprise et de la société. De même faut-il souligner leur extrême flexibilité et modularité qui font quelles infiltrent toutes les activités économiques, industrielles, les services, les loisirs, l’administration, la culture, la santé, tous les registres de la vie des organisations, que ce soit le marketing, le contrôle de production, la gestion des services d’information, la comptabilité ou la finance.
On parle d’ailleurs couramment, à ce propos, de high tech leapfrog, en évoquant le nombre d’années nécessaires pour qu’une technologie couvre 80 % du marché. Il avait fallu un peu plus d’un siècle pour les chemins de fer, l’acier et le téléphone. Tout s’accélère au XXe siècle avec la radio et les avions, et surtout, dans la deuxième moitié du siècle, avec l’ordinateur. Pour Internet, moins de vingt ans ont suffi pour atteindre 80 % du marché aux États- Unis, moins encore pour le marché des mobiles. Les évolutions de l’informatique et l’augmentation considérable des capacités moyennes des ordinateurs ont joué un rôle capital. En 1998, un ordinateur affichait une capacité de 4 gigaoctets (Go) ; c’est aujourd’hui celle d’une clé usb.
La deuxième origine des évolutions est liée aux pratiques managériales. Les ntic ont connu un développement massif car elles ont permis de répondre à des questions que se posaient les entreprises depuis longtemps. Il s’agissait d’approcher le consommateur de façon beaucoup plus individualisée et spécifique – ce que 1 on appelle parfois le marketing one to one ou viral par exemple. De la même façon, l’intensification des relations interentreprises, le codéveloppement, le travail coopératif se faisaient depuis longtemps, mais ont été très largement facilités par le développement des systèmes d’information. Enfin, les mouvements de délocalisation, à moyenne ou grande distance, étaient depuis longtemps dans les esprits, mais ont également été encouragés. Dans un cas comme dans l’autre, on n’a certes pas attendu Internet, mais son arrivée a permis de démultiplier ces pratiques.
Ce nouveau paysage soulève une série d’interrogations. S’inscrit-il dans une séquence de transformations successives (qui pourrait d’ailleurs justifier certaines bulles spéculatives), ou marque-t-il une révolution structurelle de l’industrie ? Il n’est pas facile, en la matière, de rendre compte, du point de vue économique, des conséquences observables de la révolution numérique. Sur ce point, les premiers modèles explicatifs des économistes ont suggéré que les technologies de l’information allaient permettre d’améliorer le fonctionnement des organisations en mettant tellement d’huile dans les rouages que l’on disposerait de la bureaucratie « parfaite » ; on a aussi pensé, de manière parallèle, qu’elles permettraient des marchés « parfaits » en facilitant les transactions et les échanges marchands.
Ces premières hypothèses promettaient une augmentation considérable de l’efficacité et des gains de productivité, sans changement majeur des organisations. On espérait aussi une baisse des prix dans des marchés agrégés. Or, dans les faits, on observe autant d’organisations qui se sont renforcées que de hiérarchies « aplaties », sans organisation ; les marchés ne sont ni homogènes, ni globaux, mais de plus en plus segmentés ; et les modèles d’affaires se différencient de plus en plus. Les mêmes biens sont proposés aujourd’hui à travers des modalités de commercialisation et de mise sur le marché radicalement différentes. Il suffit de regarder ce qui se passe dans le secteur de la musique, véritable laboratoire permanent de transformation. Que vend-on précisément : un CD, de la musique, des groupes de musique, de l’écoute ? Comment le paye-t-on ? Qui le vend ? De telles transformations rendent difficile l’évaluation de la valeur ajoutée de ces technologies. Contribuent-elles à améliorer le bien-être social ? L’arrivée d’Internet améliore-t-elle la consommation musicale et la consommation culturelle ? ou est- elle un facteur de destruction et de remise en cause profonde ? De telles situations observables doivent contribuer à faire évoluer les modèles théoriques, les visions du monde et les cadres d’action.
Pour répondre à ces questions, en effet, plusieurs hypothèses contradictoires s’affrontent. Premièrement, concernant la technologie, certains avancent que nous affrontons des systèmes techniques qui vont s’imposer par leur caractère intégré et la force de leurs applications. À l’inverse, d’autres considèrent que ces technologies sont tellement malléables qu’elles seront très largement réappropriées par les organisations. Les travaux évolutionnistes d’économie de l’innovation montrent, par exemple, que cela a été fréquemment le cas dans le passé. Ainsi, le clavier qwerty a été inventé au XIXe siècle pour permettre de taper rapidement en évitant que les branches métalliques qui portaient les lettres ne s’entremêlent. Or, un iPhone intègre toujours la même structure de clavier que celle inventée cent cinquante ans plus tôt. Il y a là permanence d’une technologie qui a été appropriée. Bref, a-t-on affaire à des organisations qui vont réutiliser ou réinterpréter les technologies ?
Deuxièmement, les ntic vont-elles amener davantage d’organisation et de contrôle, ou une dissolution des frontières de la firme – que l’on songe au web 2.0 ou encore à l’entreprise en réseau généralisée ?
Troisièmement, va-t-on créer plus ou moins de marché ? Comment expliquer que se constituent des monopoles aussi puissants que Google alors que la théorie nous prédisait qu’Internet permettrait plus de transactions et d’échanges sur des marchés plus efficaces, empêchant de telles concentrations ?
Pour rendre compte de ces phénomènes, on peut distinguer six enjeux liés à la nouvelle économie. Le premier : il est important de gérer les technologies de l’information dans les entreprises comme une ressource stratégique, plus que comme une commodité. La technologie Internet se distingue des anciennes télécommunications, comme le téléphone, qui ne nécessitaient qu’une prise dans chaque bureau et relevaient d’un service général comme l’eau, la climatisation ou la lumière. Autour de la configuration des applications à base de tic se jouent par contre, aujourd’hui, des enjeux stratégiques en termes de positionnement des entreprises et de fonctionnement de l’organisation.
Deuxième enjeu : il est important de repenser les formes d’organisation sociale dans l’entreprise face au développement des réseaux sociaux – Facebook, Twitter, etc. – qui transcendent ses structures et fournissent à ses membres de nouvelles modalités d’appartenance et d’engagement dans l’action, tout autant que de nouvelles manières de coopérer.
Troisième enjeu : comment reconsidérer les processus de décision d’investissement ? Que signifie aujourd’hui gérer des projets à base de technologie de l’information alors qu’ils relèvent simultanément de différents niveaux techniques : infrastructures, terminaux, logiciels, usages… ?
Quatrième enjeu : comment envisager les stratégies compétitives, dans la mesure où la concurrence porte moins sur les produits et les services que sur la façon de les vendre ? Ainsi, la compétition dans le secteur de la musique ne s’exerce plus seulement sur la nature des œuvres, la vente des disques, la recherche des meilleurs artistes ou les prix. Elle s’inscrit en effet dans le cadre plus large de la commercialisation de services au forfait, en la couplant avec des abonnements ou d’autres services. C’est l’inventivité des modèles économiques de transaction qui devient alors déterminante, plus que les contenus musicaux ou que les supports de vente.
Cinquième enjeu : quel impact le poids de l’information et des contenus a-t-il sur l’économie numérique ? On peut s’interroger sur le sens à donner à la notion d’économie numérique. S’agit-il, en effet, d’une économie de l’information, des contenus ou de la création ?
Sixième enjeu : comment redéfinir les formes de la régulation pour rendre compte des risques, notamment inédits ? Les risques affrontés peuvent être en effet de très grande ampleur et ils relèvent à la fois des registres de la technique, de l’économie, des relations sociales et interpersonnelles, de la sécurité des personnes…
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