L’entreprise, un point aveugle de la science économique Quelle place pour les sciences de gestion ?
Le titre de cette communication peut surprendre : l’entreprise n’est-elle pas un acteur central de la vie économique ? Et dans ce cas, comment pourrait-elle être absente du savoir économique ? À vrai dire, défendre l’idée que l’entreprise est un point aveugle de la science économique permet de rendre paradoxalement justice à la science économique telle qu’elle s’est effectivement développée. Mieux, c’est respecter le plus fidèlement possible les objets qu’elle s’est donnés et les questions qu’elle a voulu traiter. En outre, d’un point de vue historique, il est normal que l’entreprise ne fût pas l’un de ses objets car contrairement à la croyance commune, cette dernière est une invention récente, en tout cas bien postérieure à la formation de l’économie comme savoir autonome. Mais on ne peut rendre compte de la réalité de l’entreprise dans l’histoire moderne qu’en remarquant qu’elle se construit d’abord en récusant les « lois » que les économistes avaient postulées. Dès lors la crise actuelle, la plus grave depuis 1929, s’explique par les effets pervers de doctrines économiques récentes sur la conception des entreprises et sur leur gouvernement.
Nous reprendrons ici des résultats et les positions d’un certain nombre de chercheurs en gestion. Or ces sciences restent encore mal connues. Elles ne se sont développées de façon autonome qu’au début du xxesiècle, précisément avec la naissance de l’entreprise moderne. Pour autant le phénomène qu’étudient les sciences de gestion est très ancien. Avoir conservé en français le vieux mot de gestion est ici d’un précieux secours. Car, via l’étymologie, il nous ramène à la racine fondamentale et épistémologique de la question de l’entreprise : c’est-à-dire au latin gero {gestum, gerere) qui désigne l’action accomplie, mise en œuvre dans un collectif, au nom d’une responsabilité soumise à la réflexion critique. Bref, l’action qui sait pourquoi elle est action, en quoi elle est action sur quelque chose et toujours en relation avec un autrui.
Le testament d’Auguste, le premier empereur, confirme l’importance qu’avait prise la notion de gero dans la civilisation romaine. Il débute par l’étonnante expression Res gestae divi augusti… Car, quoiqu’ayant été déclaré divin, Auguste s’y attache très humainement à énumérer et justifier longuement toutes les actions de son règne, soucieux de convaincre qu’elles ont été prises au nom de la raison et du devoir vis-à-vis du peuple de Rome. Paul Veyne dans L’Empire gréco-romain éclaire ce besoin d’explicitation en montrant que les empereurs romains inaugurent une forme d’autorité paradoxale. Ils ne peuvent se prévaloir ni d’une logique dynastique ni d’une désignation sacerdotale. Dépourvus de toute légitimité transcendante, ils devaient donc mobiliser une vision de leur gouvernement fondée sur leur seule geste, c’est-à-dire leur seule action, dans la mesure où elle est accomplie et réfléchie. Cette vision immanente de l’action marque aussi la nouvelle administration romaine qui se met en place sous Auguste et qui tente de fonder et de codifier les règles d’un nouvel agir à la fois efficace, civique et universel.
Mutatis mutandis, l’expansion des écoles de management joue un rôle similaire dans l’histoire récente. Elle constitue l’un des mouvements éducatifs les plus importants du XXe siècle et correspond à un renouvellement des langues de l’action et des formes d’autorité, lié cette fois à l’émergence de l’entreprise comme espace d’action collective majeur. Car ce n’est pas sur le fonds du savoir économique constitué depuis le xvmcsiècle que pouvait se construire l’entreprise moderne, mais sur la régénération d’une théorie du gero adaptée à la production et à l’innovation collective modernes. Cet avènement qui contribuera à la renaissance moderne des sciences de gestion. Outre les clarifications qu’elle apporte, cette analyse permet de rendre compte de la crise actuelle, provoquée par l’oubli des fondements gestionnaires de l’entreprise moderne et par la formation de théories économiques dans lesquelles l’entreprise est réduite à ses actionnaires.
Quatre thèses sur l’entreprise et le savoir économique
Pour développer tous ces points en un exposé succinct, nous schématiserons l’argumentation en quatre thèses.
Thèse 2 : l’entreprise s’est construite contre le savoir économique classique comme le montre une recherche historique que nous sommes en train de mener avec une équipe d’historiens, de juristes et de gestionnaires.
Thèse 3 : la crise dite financière est une crise de management et en premier lieu, une crise du gouvernement du système bancaire, maillon faible des modèles de néocompagnie, qui se sont développés à partir des années 1980.
Quatrième et dernière thèse : nous défendrons l’idée que, pour sortir du piège, il faut réinventer le droit des sociétés parce que nous sommes aujourd’hui piégés dans un conglomérat iuridique ad hoc que certains économistes justifient avec des arguments infondés et qui ont fait le lit d’une déstabilisation profonde du management en faveur d’un primat irrationnel de l’actionnaire.
De l’encyclopédisme à l’axiomatisation des échanges marchands
Plusieurs précisions s’imposent au préalable. L’expression science économique ne saurait englober le travail de l’ensemble des économistes qui est très diversifié et traversé de courants souvent en opposition. On peut le regretter, mais la logique académique tend à organiser une façade commode d’unité autour d’un corpus, même si celui-ci est critiqué au sein de la communauté des économistes et masque souvent des voies alternatives explorées par certains d’entre eux. La réflexion que propose ici-même Patrick Cohendet sur l’économie de la création, s’éloigne considérablement de la vision dominante de la science économique. En revanche, on retrouve celle-ci lorsque Joël Métais évoque l’expression d’Arrow et de Debreu, de « cité idéale » des économistes ; cette expression marque l’allégeance traditionnelle de beaucoup d’économistes à un corpus théorique dont le caractère spéculatif n’est pas ignoré mais reste considéré comme constitutif de l’identité même de la discipline. Ce savoir économique dominant, qui, on va le voir, est paradoxalement incapable d’expliquer la création de richesses, est fortement critiqué par plusieurs écoles en économie : l’école de la régulation, l’économie évolutionniste, les keynesiens, les conventionnalistes ou les marxistes. On retrouve ces contradictions dans l’histoire même du prix Nobel d’économie, puisque celui-ci a pu distinguer par exemple Herbert Simon, David Kahnemann et Elinor Ostrom dont les œuvres sont des critiques parfois radicales des postulats de la science économique dominante.
Dans la suite de ce propos, il ne s’agira que de cette science économique « dominante ». Celle que l’on enseigne dans les manuels de microéconomie, celle qui est évoquée par les experts de la concurrence et de la bourse, celle qui affirme que les acteurs sont fondamentalement utilitaristes, qu’ils maximisent leur intérêt, que les marchés s’autorégulent et sont naturellement efficients. Ma position, qui est relativement commune aux sciences de gestion, ne consiste pas à opposer au « laisser-faire » une doctrine de la régulation par l’État, car ces deux visions appartiennent toutes deux à la même tradition du savoir économique. Elle rompt plus clairement avec celle-ci en s’appuyant sur des postulats
fondamentalement différents pour caractériser l’action collective humaine.
La rationalité des économistes est trop pauvre pour décrire l’action humaine et elle n’est qu’une rationalité parmi bien d’autres.
La « cité idéale » des acteurs rationnels, qui sert à penser le marché, est bizarrement une cité qui ne pourrait ni créer des richesses, ni susciter un quelconque mécanisme de coopération, ni régler des litiges… De facto, la science économique dominante s’est construite exclusivement sur la rationalité égoïste des choix. Or, plutôt qu’une rationalité maximisatrice, l’idée même de compétition et d’émulation devrait favoriser l’idée de rationalités expansives et créatives : car si l’on sait choisir du mieux possible entre trois options, on sera toujours moins efficace, moins utile et moins enthousiasmant que quelqu’un qui créerait une quatrième solution, n’appartenant pas à l’espace des trois premières et qui leur serait supérieure ou plus attirante. Force est donc de constater que la science économique classique ne s’est pas construite sur la rationalité d’un agir inventif, créateur et mobilisateur, mais sur la seule rationalité individualiste d’un acteur qui tranche égoïstement et passivement parmi des possibles.
L’infinie ouverture des formes d’action collectives.
La deuxième critique que l’on peut faire au savoir économique réside dans son attachement à un répertoire universel et clos des formes d’organisation (le marché, la hiérarchie, l’association…). Or, la liste des actions collectives possibles n’est pas close mais indéfiniment ouverte ; et il suffit d’observer l’impact des nouvelles technologies sur la construction de nouvelles formes d’organisation ou d’actions collectives pour s’en convaincre. Ajoutons que les sciences de gestion récusent la rationalité solipsiste de Y Homo economicus et postulent d’emblée qu’il n’y a que des rationalités collectives sinon b notion faction responsable (gesta) disparaîtrait.
On pourrait évoquer bien d’autres différences entre sciences de gestion et science économique, notamment l’introduction des rationalités d’adhésion ou d’appartenance à des collectifs identifiables ; simplement, mes propres travaux se développent surtout dans ces deux directions. D’une part j’explore les rationalités de la création que l’on peut appeler plus généralement des rationalités expansives qui correspondent à une raison conceptive. Celles-ci, qui passent encore pour mystérieuses, sont aujourd’hui modélisables grâce à des avancées en logique et dans l’analyse des activités collectives de conception. Mais il ne s’agit pas de la rationalité classique des économistes. D’autre part, nous développons avec d’autres collègues comme Blanche Ségrestin et Philippe Lefèbvre une approche généalogique de l’action collective qui précisément souligne la variété et le renouvellement permanent des formes d’action collective, renouvellement que l’on ne peut comprendre sans introduire les régimes de conception associés.
C’est à partir de ces travaux que l’on peut fonder une histoire de la pensée et de l’activité collective, y compris économique, qui peut différer de celle des économistes. Car une communauté académique est libre d’organiser elle-même le récit de son développement. Mais du point de vue du progrès universel des connaissances, la question est plutôt de cerner la part de ce récit qui est partagée ou récusée par d’autres communautés. C’est à partir de ces différences de point de vue, qu’il est possible de montrer que la crise financière actuelle résulte d’un large mouvement de transformation et de crise des principes de gestion des entreprises, dont la banque était le maillon faible.
Vidéo : L’entreprise, un point aveugle de la science économique Quelle place pour les sciences de gestion ?
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