La comptabilité : Manche de lustrine
Deux expressions fréquemment et spontanément associées par le grand public au comptable sont « rond-de-cuir » et « manche de lustrine ».
Le rond-de-cuir était une assise des sièges en usage pour les fonctionnaires besogneux du xixe siècle, pas vraiment spécifique à la fonction comptable et les manches de lustrine désignaient une sorte de manchette amovible utilisée autrefois pour protéger les manches des employés soumis à des travaux d’écriture intenses comme pouvaient l’être les comptables, mais pas seulement eux.
Nul n’a mieux mis en scène les ustensiles du travail comptable quotidien d’autrefois que Jules Verne quand il décrit les procédures de M. Patterson, économe de l’Aurelian School dans les Bourses de Voyage ( 1903) : « En rabaissant ses lunettes, M. Patterson reprit sa plume pour achever la queue d’un 9 qu’il était en train de mouler au bas de la colonne des dépenses sur un grand-livre. Puis, de sa règle d’ébène, il tira une barre sous la colonne de chiffres dont il venait d’achever l’addition. Ensuite, après avoir secoué légèrement sa plume au-dessus de l’encrier, il la plongea à plusieurs reprises dans le godet de grenaille qui en assurait la propreté, l’essuya avec un soin extrême, la posa près de la règle le long de son pupitre, tourna la pompe de l’encrier afin d’y faire rentrer l’encre, plaça la feuille de papier brouillard sur la page des dépenses, en ayant bien soin de ne point altérer la queue du 9, l’introduisit dans sa case spéciale à l’intérieur du bureau, remit dans leur boîte le grattoir, le crayon et la gomme élastique, souffla sur son buvard pour en chasser quelques grains de poussière, se leva en repoussant son fauteuil à rond-de-cuir, retira ses manches de lustrine et les pendit à une patère… »
Les manches de lustrine ont disparu de la panoplie du comptable depuis fort longtemps, mais conservent un pouvoir évocateur puissant quand il s’agit de stigmatiser une étroitesse de vues.
« Nous ne voterons pas ce budget de petit comptable à manches de lustrine », pouvait-on lire dans le compte rendu d’un conseil municipal récent.
L’ustensile moderne qui se rapproche le plus de la manche de lustrine est probablement le tapis de souris, ce petit carré de plastique souple qui protège nos bureaux des mouvements de va-et-vient incessants de l’outil de commande filaire des ordinateurs. La version moderne de l’invective méprisante deviendrait alors « nous ne voterons pas ce budget de petit comptable au tapis de souris ! », mais il faut reconnaître que ce serait moins parlant et l’on peut douter de son adoption par le langage courant.
Certains mots, comme « manches de lustrine », ne veulent pas mourir alors qu’ils évoquent une réalité disparue, d’autres, comme « brouillard » ont disparu bien que la réalité sous-jacente soit toujours bien vivante.