La construction des objets économiques : rebonds
On distingue traditionnellement entre approche substantielle et approche formelle d’un domaine. La distinction vaut pour l’économie comme pour d’autres disciplines. Les tendances centrifuges que j’ai décrites s’inscrivent dans un mouvement général de basculement de l’une vers l’autre, qui s’est amorcé au début du XXe siècle. Richard Arena l’a clairement montré : il n’y avait pas d’économie politique et encore moins de science économique avant la révolution industrielle. Depuis, on s’est d’abord intéressé à la production et la circulation des richesses – sachant que chaque société et chaque époque définissent les richesses à leur façon. En termes économiques, celles-ci ont pu l’être à un niveau agrégé et macroéconomique, ou à un niveau microéconomique, avec une attention spécifique, amorcée dès la fin du xviiie siècle, portée au statut de certaines marchandises particulières, comme le travail, la monnaie, les capitaux neufs ou les produits financiers. Il s’agit là d’une définition substantielle du domaine, qui a pu, par la suite, être élargie à d’autres marchandises particulières. On a évoqué les travaux de Gary Becker : si l’on considère que faire des enfants consiste à produire un bien, de qualité supérieure ou inférieure selon la quantité d’investissement en éducation que l’on y incorpore, alors la démographie, l’anthropologie ou la sociologie peuvent être annexées au domaine de l’économie.
L’axiomatisation croissante de la discipline au XXe siècle s’est accompagnée d’une autre définition, formelle, du territoire de l’économie. Ce qui a entraîné un autre problème de frontières, ou de limites, dans la définition des richesses et des marchés. Dans cette seconde acception, l’économie serait, selon la définition canonique donnée par Lionel Robbins en 1932, « la science qui étudie le comportement humain comme une relation entre des moyens rares à usages alternatifs » et pourrait ainsi intégrer toute forme d’action liée à un choix d’affectation de ressources rares entre différentes finalités.
Pour ma part, suivant ici les leçons des débats récents sur l’histoire de la discipline, je dirais que l’économie est définie par les pratiques, scientifiques et appliquées, des économistes. Depuis deux siècles, la discipline s’est, majoritairement, occupée d’un certain type d’objets (le comportement rationnel, l’équilibre, le capital, l’intérêt, la monnaie) et a appliqué divers formalismes à ces objets. Où, d’ailleurs, l’on rejoint l’idée d’orthodoxie et d’hétérodoxie, marquée par les discussions véhémentes qui ont eu lieu sur le caractère légitime ou illégitime de ces objets et de ces instruments formels.
Quant à l’unité de la discipline et la pérennité de ses frontières : elles n’ont jamais existé. Il y avait des relations entre économie et démographie avant l’avènement de l’économie politique. Le débat entre mercantilistes et physiocrates n’a-t-il pas porté sur la relation de causalité entre population et richesses – la richesse comme source de population croissante ou la population comme source de richesses croissantes ? À l’âge classique, la démographie faisait partie de l’économie. Elle en a été rejetée à la fin du XIXe siècle pour des raisons formelles, liées à la nécessité d’adopter une hypothèse d’offre de travail exogène et infiniment élastique ; puis a été réintégrée au domaine dans la mouvance des travaux de Becker. On pourrait retracer une histoire semblable pour l’anthropologie ou la science politique. Ces frontières disciplinaires n’ont cessé de se déplacer depuis trois siècles.
Quant à l’expertise économique, les conseillers du prince existent depuis les mercantilistes… Certes, la notion d’expertise ne s’est pas institutionnalisée avant le début du XXe siècle. Elle est liée à cette instrumentation de l’économie qui s’installe dans les pratiques à la toute fin du XIXe siècle et passe par les statistiques, l’économétrie et la modélisation. Puis, dans toutes les sociétés industrialisées, les économistes acquièrent socialement un statut d’experts dans les années 1920 et 1930 ; ils apprennent à exploiter les statistiques qui commencent d’être récoltées sur des séries longues ; ils créent des instituts de conjoncture ; ils inventent des baromètres de mesure macroéconomique… Et cette expertise institutionnelle va jouer un rôle fondamental de régulation sociale, plus, en un sens, que celle des psychologues, des anthropologues ou des sociologues. On retrouve là l’idée d’une performativité des théories économiques, très utile notamment pour réfléchir au statut actuel de la discipline.
Vous nous avez présenté de nouvelles orientations de la science économique. Y en a-t-il d’autres ? Des économistes travaillent-ils sur le concept de décroissance ?
J’ai donné trois exemples de ces nouvelles orientations de la recherche, mais il y en a évidemment d’autres. Richard Arena a parlé du renouveau du keynésianisme. Alan Kirman a évoqué les nouvelles théories de l’organisation et les développements néo- institutionnalistes de la recherche. Tout cela renvoie à l’idée d’étages intermédiaires, à l’idée que, entre le micro et le macroéconomique, il y a ce que Gabriel Tarde appelait l’espace de la conversation. Les individus, comme l’État, ont un comportement. Entre ces deux registres, il y a des interactions, de l’échange, de la conversation, en un mot, tout un réseau de sociabilité. On a beaucoup critiqué l’homo economicus, sans jamais remplacer ce concept par un autre. Tout se passe aujourd’hui comme si on en terminait avec la figure
de l’individu égal hérité des Lumières. Souvenons-nous de l’abbé Grégoire, qui mettait en avant la notion de citoyens et la Déclaration des droits pour déclarer l’égalité devant la loi des catholiques, des juifs et des protestants. Souvenons-nous de la Société des amis des Noirs et de ses combats contre la traite négrière au nom de cette même égalité. Pendant deux siècles, les sciences sociales ont reposé sur cette idée d’égalité, formelle, entre les individus. La théorie économique commence aujourd’hui à intégrer que les individus, fussent-ils formellement égaux, sont différents pour d’autres raisons que des raisons économiques et qu’il convient de prendre analytiquement en compte ces différences. J’ai donc pris mes exemples dans cette direction : c’est pourquoi je n’ai pas parlé de la décroissance ou des thèses du Club de Rome. J’ai essayé de centrer mon propos sur les déplacements qui s’opèrent dans les fondements théoriques de la discipline, pas dans ses domaines d’application, qui sont multiples. Or cette idée d’individu rationnel, comme l’idée d’équilibre des marchés, constituait depuis deux siècles l’un des fondements de la discipline économique. Il me paraissait intéressant d’essayer de voir dans quels termes la discipline était en train de s’interroger sur d’autres éléments ; la rationalité limitée, la prise en compte des statuts sociaux (des fonctionnements de Sen), celle des sentiments. On ne sait pas encore s’il y aura une synthèse de ces travaux, ni s’ils rejoindront les recherches actuelles sur la décroissance : ces nouveaux développements sont trop récents pour cela.
Qu’en est-il de l’articulation entre la fertilisation croisée des disciplines et la réponse à des attentes exprimées par les acteurs politiques ou économiques ?
On distingue souvent une histoire interne, qui considère que la science évolue de manière continue au travers de débats, théoriques et méthodologiques, qui restent purement internes à la discipline, et une histoire externe, qui puisse prendre en compte l’environnement social de la science, la demande sociale qui s’adresse à elle. Cette opposition me paraît quelque peu simpliste. Ne faut- il pas plutôt s’intéresser à la charnière entre les deux ? La décroissance, le changement climatique, comme facteurs d’attente vis-à-vis de la science ? Oui, mais avec quelles conséquences sur les contenus analytiques de la théorie. Prendre en compte le climat ? Certes, et tout le monde acquiesce. Mais comment faire ? Comment construire de nouveaux indicateurs ? Comment les intégrer dans les théories ? Comment modifier les fonctions de production ? Comment confronter les modèles formels des économistes et ceux, très différents, des climatologues, des biologistes, des démographes ? On est là dans un entre-deux entre la demande sociale et la dynamique de la science. Et c’est l’appréhension de cet entre-deux qui caractérise les réflexions sur l’épistémologie de la discipline depuis ces quinze dernières années.
La science économique s’intéresse à la production, à la circulation et à la répartition des richesses. Que pensez-vous de l’économie de fonctionnalité, où le service prend le pas sur la possession du bien, évoquée par Dominique Bourg ?
Les questions de production, de circulation et de répartition de richesses intègrent évidemment les services. Mais je n’ai pas le sentiment que cette dimension changera radicalement les piliers de la « sagesse » économique — si sagesse il y a… La définition de la richesse, on l’a vu, est particulièrement complexe, et la question des services y a toujours tenu une place centrale : on se souvient des développements d’Adam Smith sur le statut analytique des services d’une prostituée ou d’un chanteur d’opéra…
Selon vous, la décroissance est un concept qui n’est pas mûr. N’y a-t-il pas là une voie émergente, une vraie pépite sur laquelle il faut travailler, en agrégeant les travaux de Sen ou de Burns, pour répondre aux défis du développement durable ?
On ne découvre pas aujourd’hui l’importance des enjeux écologiques pour la théorie économique : dès les années 1930, Harold Hotelling évoquait la nécessité de calculer de manière spécifique l’épuisement des ressources non renouvelables. Cela dit, l’idée d’un corpus construit et constitué à côté de l’économie standard ou intégré à cette économie est aujourd’hui en voie de construction. De ce point de vue, si les travaux sur le développement durable et les recherches de Sen contribuent tous deux au renouvellement de la réflexion sur le développement, tant dans les pays du Nord que dans les pays du Sud, ils ne participent pas de la même demande sociale. Sen refuse d’établir une liste de culpabilités pour des raisons de philosophie et de logique. Il faut poser la question théorique des différentiels de capabilités entre les individus, estime-t-il, mais il est impossible de dresser une liste exhaustive de capabilités. Certes, il accepte que le Programme des Nations unies pour le développement (pnud) élabore un indicateur de bien-être qui intègre la notion de capabilités. Reste à savoir à partir de quand une notion comme celle de capabilités devient un corpus théorique construit, avec une logique analytique propre et des possibilités d’applications pratiques cohérentes.
Vidéo : La construction des objets économiques : rebonds
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