La crise actuelle est aussi une crise de la théorie économique : Le primat de l’individu représentatif sur le comportement agrégé
La crise actuelle est le reflet d’une autre crise qui touche la théorie économique. Pour autant, il est à craindre qu’une telle situation n’empêchera pas les économistes de poursuivre leur chemin sur les mêmes rails. Elle offre toutefois l’occasion de réfléchir aux vrais fondements de notre discipline. Depuis Léon Walras, elle s’est en effet concentrée sur l’efficacité de certains états statiques de l’économie. Or, n’est-elle pas plutôt un processus dynamique ? Étudier si un état de l’économie est ou non efficace ne semble pas central. Il est plus important d’analyser la coordination des individus qui participent aux activités économiques. Leurs efforts pour engager une telle coordination peuvent amener l’économie vers des états qui sont loin d’être efficaces. Considérons les événements récents.
Nous nous sommes précipités à toute vitesse dans une crise non seulement financière, mais aussi réelle. D’aucuns expliquent qu’à diversifier systématiquement le risque, l’importance d’une faillite dans une partie du système se trouverait réduite. Dans les faits, on a observé exactement le contraire. Comment a-t-on pu en arriver là ? D’autres affirment qu’il s’agit d’une crise de confiance. Les banques ont prêté à des gens qui avaient peu de moyens – ce quelles savaient parfaitement. Lorsque le marché immobilier était à la hausse, le risque n’était pas considérable, puisque l’on
pouvait récupérer les actifs à un prix plus élevé que la somme prêtée. Cependant, du fait de la circulation des produits dérivés, les risques se sont mélangés, rendant plus difficile la distinction, parmi eux, entre les bons et les mauvais. Qui plus est, la diversification n’est qu’illusoire car elle induit la corrélation de ces risques. En conclusion, les banques, ne sachant pas lesquels de leurs partenaires détenaient les mauvais risques, sont devenues réticentes à se prêter actuellement de l’argent, donc à prêter tout court. Les entreprises ont donc été touchées et l’économie réelle aussi.
On a assisté à un phénomène de contagion. Les risques encourus par certaines banques ont eu un impact sur les autres. Par conséquent, tout le système s’est retrouvé contaminé et s’est bloqué. C’est ce qui a conduit Andy Haldane, le directeur de la Banque d’Angleterre responsable de la stabilité financière, à comparer la crise actuelle à la grippe aviaire. Qui plus est, le réseau complexe des banques s’adapte en permanence et peut devenir très fragile, comme l’est un réseau électrique. La contagion résulte de l’interaction entre les acteurs économiques et il est essentiel de comprendre la structure de ces interactions.
Trois mots sont à retenir – réseau, confiance et contagion – que l’on ne trouvera pas dans la théorie économique standard. Comment n’a-t-on pas pu prévoir la crise ? Pourquoi nos modèles nient-ils l’existence, voire la possibilité, de tels événements ? Pour y répondre, il faut en revenir aux bases de la théorie économique moderne.
Quel est le but de la théorie économique ? De façon innocente, on pourrait avancer que les économistes veulent expliquer les phénomènes économiques réels. Mais si l’on énonce une telle idée dans le département d’économie d’une grande université, les jeunes rétorqueront, eux, que leur objectif n’est pas de comprendre les phénomènes économiques réels mais de publier dans de bonnes revues. Leur but est d’avancer dans la profession. Force est donc de constater que la profession devient auto centrée et cesse de regarder la réalité. Que cherche-t-on dans nos modèles, pourtant ? On cherche à étudier l’allocation efficace des ressources rares à l’aide de modèles, dont tous sont basés sur l’hypothèse que les individus sont isolés et ultra rationnels. Tout se passerait comme si chacun était dans son coin, à prendre des décisions face à des contraintes données par le marché. Mais les théoriciens économiques ont démontré, dans les années 1970, qu’une économie composée d’individus satisfaisant aux hypothèses de la rationalité économique ne se comporte pas comme un tel individu. Néanmoins, dans tout manuel de macroéconomie, on vous dira que le comportement de l’économie est assimilé à celui d’un individu.
Aussi a-t-on construit des modèles de plus en plus sophistiqués dans cet esprit. Ce qui a fait dire à Robert Solow, l’un des premiers prix Nobel en économie, qu’il y avait dans la nature humaine mi plaisir pervers à l’idée d’adopter et de défendre une théorie complètement contre-intuitive. Nous avons construit des modèles tellement éloignés de ce qu’une personne normale peut percevoir que nous en venons à nous demander s’il ne s’agit pas d’un exercice essentiellement abstrait et intellectuel. Nous avons besoin d’une vision beaucoup plus réaliste. Pour construire des modèles dans cet esprit, il faut prendre en compte le problème de la coordination qui est, me semble-t-il, plus important que celui de l’efficacité ne : les interactions directes entre les agents et leur coordination doivent être le centre de notre attention.
Ne peut-on pas caractériser l’économie comme un système complexe qui peut nous aider à mieux comprendre les phénomènes ? Un tel système est d’abord composé d’agents interactifs — comme en physique ou en biologie – qui ont des règles de comportement simples. Mais leur interaction a pour effet que les phénomènes
agrégés sont intrinsèquement différents des phénomènes individuels. Si la relation entre les niveaux micro et macro est un problème dans toutes les disciplines, l’économie est la seule à avoir beaucoup résisté à l’idée de différencier les deux.
La rationalité et le comportement collectif ne devraient donc pas être considérés comme caractérisant un individu représentatif. N’importe quel manuel de macroéconomie commence par étudier l’individu représentatif, soit l’entreprise représentative soit le consommateur représentatif. On y analyse les comportements individuels, et non le comportement agrégé. Par contre, dans un système où il existe de l’interaction, le comportement agrégé ne saurait correspondre à la moyenne des comportements des individus. Dans une économie, l’interaction directe entre les agents économiques génère des bulles, des krachs, des effets de mode, de la transmission d’information et des échanges. Dans une économie qui met en avant la notion d’agent représentatif, on peut s’interroger sur la nature de l’échange : Qui échange ? Avec qui ?
Dans le modèle standard, chaque individu serait rationnel. Les traders seraient ultrarationnels, cherchant à calculer les meilleures opportunités disponibles : ils seraient sans émotions et particulièrement calmes une fois dans une salle de marché… Or, des travaux sur leur comportement au moment où le marché devient très volatile montrent pourtant que leur taux de testostérone explose. Bref, l’idée de l’individu isolé sur un marché est bien difficile à accepter. Dans les faits, les comportements des individus ressemblent plus à ceux des fourmis et autres insectes sociaux, même si une telle comparaison déplaît prodigieusement aux économistes.