La crise actuelle est aussi une crise de la théorie économique : Les cascades informationnelles
Les individus ont tendance à inférer de l’information des actions des autres. Cela peut créer un autre phénomène important qui est souvent observé sur les marchés financiers : les cascades informationnelles. Au lieu de m’en tenir à l’information que je possède, j’essaie d’interpréter celle des autres. Une dizaine d’étudiants se sont ainsi installés sur Times Square et ont regardé le ciel. Après dix minutes, mille personnes faisaient la même chose. Car si dix regardent le ciel, c’est qu’il doit y avoir une raison. On observe exactement le même phénomène que sur les marchés.
Prenons un autre exemple très simple. Imaginons cent personnes qui reçoivent deux signaux quant à la qualité de deux restaurants A et B. Le signal privé est à 90 % fiable et le signal public l’est à 55 %. Supposons que A est objectivement meilleur. Le signal public annonce que B est meilleur tandis que 90 % des signaux privés disent que A est meilleur. Logiquement, tout le monde devrait aller au restaurant A, surtout si le contenu de tous les signaux était publié dès le départ. Mais il est possible que tout le monde se trouve en B. Comment ceci peut-il arriver ? Imaginons qu’une des personnes qui a reçu le signal privé indiquant que B est meilleur arrive en premier. Ses deux signaux public et privé coïncident et, sans hésitation, il se rend en B. Supposons qu’une autre personne qui arrive a le signal privé disant que A est meilleur. Sur place, elle se dirige vers le restaurant A, son signal privé étant plus fiable que son signal public. Mais, avant d’entrer, elle aperçoit le premier individu qui est maintenant assis dans le restaurant B. Elle s’interroge et voit que cet individu a dû recevoir le signal privé B. Étant donné que le signal de cet individu a la même fiabilité que son propre signal, les deux s’annulent. Reste le signal public qui recommande B. Il se dirige alors vers le restaurant B. Une troisième personne voit deux personnes déjà installées dans le restaurant B et, avec un raisonnement similaire, y entre également. C’est bien la preuve que l’influence collective élimine l’information privée car, si toute l’information dont le groupe disposait avait été disponible et rendue publique au départ, il n’aurait pas eu de doute et tout le monde se serait trouvé dans le restaurant A. D’après l’hypothèse des marchés efficaces, toute information serait transmise parce que les agents se comportent en fonction de leur information. Mais, dans l’exemple analysé, presque toute l’information disponible à l’origine disparaît. Ce type de cascades informationnelles souligne une contradiction avec l’hypothèse des marchés efficaces.
Bref, le mimétisme, les échanges d’information sont essentiels et expliquent une série de phénomènes difficilement explicables avec la théorie économique classique. On n’aurait pas pu prévoir le résultat des actions d’individus parfaitement rationnels si l’on avait regardé l’action de l’individu moyen. Le comportement du groupe diffère donc de celui d’un individu typique.
Prenons un autre exemple, celui des abeilles. Il tend aussi à montrer que le comportement agrégé est différent du comportement de l’individu moyen. Dans une ruche, la température doit rester à un niveau constant. Pour la maintenir ainsi, les abeilles font passer plus ou moins d’air à travers la ruche en battant des ailes. Que se passe-t-il si la température monte ? Un économiste macroéconomique prendra en compte l’abeille représentative et nous dira qu’elle bat des ailes de plus en plus rapidement pour faire baisser la température. Or, dans les faits, il n’en est rien : l’activité de chaque abeille est déclenchée à un seuil de température particulier, mais toutes battent des ailes à la même vitesse quand elles sont actives ; elles sont tout simplement on ou off. Lorsque la température augmente, de plus en plus d’entre elles agissent. Malgré le comportement simple et discontinu des individus, le système parvient à une réaction efficace et à une solution continue pour adapter la température de la ruche à la température ambiante. Voilà qui illustre la façon dont des décisions relativement simples peuvent, collectivement, donner un comportement sophistiqué.
J’emprunterai à Keynes un dernier exemple, qui a été étudié par Brian Arthur dans les années 1980. Notre auteur a remarqué que les gens aimaient bien se rendre dans un bar à Santa Fe appelé ElFarol, à condition qu’il n’y ait pas trop de monde : chacun préfère être au bar plutôt que chez lui dès lors qu’il y a moins de soixante clients. Le problème des individus semble simple : s’ils prévoient que le nombre d’individus présents au bar dépassera soixante, ils n’y vont pas. Mais comment prévoir ce nombre ? C’est du ressort de la théorie des jeux où chacun, au lieu de penser d’une façon simple, tient compte de ce que l’autre fait, sachant que les autres font la même chose. Ce raisonnement est du type « si lui pense que je pense que lui pense que… ». Il s’agit d’un problème très complexe que l’on nomme problème des connaissances communes. Il est peu probable que, dans une telle situation, les individus soient capables d’un raisonnement aussi complexe. Il est plus plausible qu’ils suivent une sorte d’apprentissage pour utiliser les règles donnant les meilleurs résultats. Cependant, même cette idée pose un problème très compliqué dans un système économique où l’environnement est composé d’individus qui, eux- mêmes, sont en train d’apprendre.
Imaginons un laboratoire où des rats devraient pousser un bouton pour obtenir leur nourriture. Le scientifique chargé de l’expérience penserait, bien entendu, qu’il est en train de conditionner ces rongeurs. Les rats, de leur côté, ne pourraient-ils pas considérer qu’ils sont en train de former le scientifique à leur fournir de la nourriture quand ils poussent le bouton ?… Bref, peut-on attribuer .hix gens le raisonnement de la théorie des jeux, ou même un ap- |nentissage sophistiqué ? Il est en effet beaucoup plus facile de dire qu’ils adoptent des règles simples qu’ils apprennent à utiliser sur la base de leur performance dans le passé sans tenir compte de la réaction et des raisonnements des autres.
La vision de l’économie comme système complexe change notre perspective et permet d’interpréter des phénomènes qui ne trouvent pas d’explication naturelle dans la théorie standard. Elle n’est pas moins rigoureuse pour autant. Aussi faudrait-il recentrer notre théorie sur les interactions et les externalités, qui devraient être la base de notre analyse plutôt que de considérer qu’il s’agit d’imperfections que nous ajoutons dans nos modèles pour expliquer l’inefficacité de certaines allocations de ressources.
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