Un lien inégalités, croissance faiblement fondé
Force est pourtant de reconnaître qu’il est difficile de soutenir une hypothèse d’indépendance entre l’état des inégalités et la croissance économique. D’abord parce que la question des inégalités importe aux acteurs économiques et que la notion de richesse est essentiellement relative. Dans les faits, on ne se sent riche que s’il y a des gens beaucoup plus pauvres que soi et réciproquement. Dans une étude réalisée à Columbia, un professeur de sociologie posait la question suivante à ses compatriotes : « Quand vous voyez des gens beaucoup plus riches que vous, vous sentez-vous pauvres ? » La plus grande proportion de réponses affirmatives a été donnée par ceux qui gagnent plus de 200 000 dollars par an. C’est une belle illustration de la relativité de la notion de richesse.
Quant aux entreprises, autre acteur économique fondamental, cherchent-elles vraiment à maximiser leurs profits, comportement que leur prêtent la plupart des modèles économiques ? Sont-elles indifférentes à ce que font leurs concurrentes ? Absolument pas. Leurs dirigeants cherchent avant tout à satisfaire les actionnaires et donc à obtenir au moins le même niveau de taux de profit que leurs concurrents. Il n’est qu’à observer les fonds de pension, dont l’activité principale est de soumettre les entreprises à des études comparatives (benchmarkingr) pour optimiser leur portefeuille. Dans les faits, ce n’est jamais le taux de profit dans l’absolu qui est envisagé, mais toujours le taux de profit relatif. C’est là le véritable moteur d’une direction d’entreprise.
Quant à l’État, pourquoi recherche-t-il la croissance par sa politique économique ? Ce n’est jamais pour elle-même. Si les politiques sont, dans certains pays, orientées vers la croissance, c’est soit pour résoudre des problèmes d’inégalités internes – pour réduire le chômage, par exemple -, soit parce qu’ils veulent à tout prix rattraper les pays riches, soit enfin parce que, déjà riches, ils sont rattrapés par les autres. Ainsi, les États-Unis ne se souciaient pas de leur taux de croissance dans les années 1980. Mais lorsqu’ils ont pris conscience que les Japonais menaçaient de les supplanter, ils ont commencé à s’inquiéter des raisons pour lesquelles la croissance et la productivité n’étaient pas assez fortes aux États-Unis. C’est donc un problème d’inégalités entre territoires qui motive dans ce cas une politique de croissance.
Qu’il s’agisse des individus, des entreprises ou des États, l’économie devrait donc intégrer le fait que le jugement d’un acteur économique rationnel n’est jamais absolu mais toujours relatif, et reconnaître que ce sont les inégalités qui comptent – les inégalités de revenu, de profit, de niveau de vie moyen. L’économie devrait s’intéresser de près non pas seulement aux conséquences de la croissance sur les inégalités, mais aussi aux conséquences des inégalités sur la croissance.
Or elle ne dit pas grand-chose sur cette question. Certes, comme toujours, il existe des modèles partiels, comme la courbe de Simon Kuznets, qui s’interroge sur l’évolution des inégalités dans les pays en développement. Il produit une théorie empirique qui part du constat que tout le monde ou presque est pauvre dans un pays très pauvre et que les inégalités y sont faibles. Dans la phase de décollage puis de rattrapage rapide, il faut qu’elles augmentent car les riches épargnent plus que les pauvres. S’il y a de plus en plus de gens très riches, le taux d’épargne dans l’économie augmentera et il y aura plus d’investissement, donc plus de croissance. Lorsque le pays parvient à un niveau de développement élevé et rejoint les plus riches, le taux de croissance ralentit et les inégalités se réduisent à nouveau. Une telle théorie n’est pas très soiide. Le taux d’épargne établit bien, en effet, un lien entre inégalités et croissance, mais on pourrait en trouver d’autres, qui montreraient a contrario que trop d’inégalités freinent la croissance, en raison de l’explosion de troubles sociaux, entre autres.
Des modèles mettent également en lumière le fait que, s’il y a trop d’inégalité dans un système démocratique, se manifeste une pression à la redistribution qui peut s’avérer, dans certains cas, peu efficace en termes de croissance. En bref, dans ce domaine, on peut faire dire à des modèles théoriques partiels à peu près ce que l’on veut, faute d’une théorie générale bien fondée et empiriquement vérifiée.
Au plan empirique, en effet, on trouve tous les cas de figure. Le rattrapage du Japon s’est réalisé dans une situation de très grande égalité interne. Le Japon, des années 1960 jusqu’aux années 1980, est un pays où les inégalités internes sont les plus faibles du monde. A l’époque, il connaît un taux de croissance extrêmement rapide. La Corée, en revanche, n’est pas dans ce cas. Elle amorce son rattrapage dix ans après le Japon, dans une situation initiale de grande inégalité, du fait de l’accumulation de vastes fortunes issues des activités mafieuses liées à la guerre américaine. Puis, elle s’atténue. En Chine, il est incontestable que l’accélération de la croissance s’accompagne d’un accroissement des inégalités.
Bref, les liens que l’on peut établir entre croissance et inégalités sont soit faiblement fondés théoriquement, soit contredits par des observations empiriques massives. Tel est pourtant le programme : il faudrait que la théorie économique, au lieu de considérer que l’inégalité n’est qu’un produit de fonctionnement des marchés corrigé à la marge par l’action exogène de l’État, s’interroge sur une boucle inégalité/croissance/inégalité. Mieux encore, qu’elle s’interroge, en assumant totalement le relativisme de la notion d’inégalité, sur une boucle inégalités internes/inégalités externes avec, au cœur du dispositif, une modélisation des comportements des agents qui tiennent compte de ce qu’ils sont bel et bien.
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