L’illusion de la machine génératrice de profits perpétuels : Les cinq bulles
J’en viens à un scénario global de la bulle, dit de déplacement. Si l’on prend toutes les interactions entre agents et que l’on établit des modèles, on a l’impression d’une imprédictibilité des crises, comme est apparemment complètement imprédictible le fait que l’eau bien tranquille que l’on chauffe va subitement changer de comportement, bouillir et se transformer en gaz. Dans les faits, il s’agit d’un phénomène fondamentalement collectif, qui résulte non d’une molécule, mais de l’interaction répétée entre toutes les molécules. Voilà ce que nous essayons de mettre en évidence dans différents modèles pour diagnostiquer les bulles. Pour ce faire, nous avons tenté d’établir une sorte de portrait-robot à partir de l’observation de nombreuses bulles apparues à différentes époques sur différents marchés.
Concernant les systèmes complexes en général, qu’il s’agisse de l’hydrodynamique, de la rupture des matériaux, de l’épilepsie, du comportement du cerveau, du marché financier, des crises de société ou des guerres, nous pensons qu’il existe un degré de pré- dictibilité associée à une force d’interaction, un couplage entre éléments ainsi qu’un manque d’hétérogénéité ou de séparation entre sous-systèmes constitutifs. Dans ces cas, apparaissent des effets extrêmes : les dragon kings. Le système semble se synchroniser et une prédictibilité semble possible. Cela ne signifie pas qu’il n’existe pas une autre région qui n’est pas prédictible. Les influences des deux variables essentielles, à savoir le degré d’hétérogénéité d’une part et la force de couplage et d’interaction d’autre part, permettent de distinguer les systèmes qui peuvent être prédictibles de ceux qui ne peuvent pas l’être.
Cela m’amène aux cinq bulles à l’origine de la crise actuelle. Tout commence avec la bulle de la nouvelle économie en 1995 et le krach de 2000, suivis de la réaction de la Réserve fédérale entre 2001 et 2003, qui déclenchent la bulle de l’immobilier, puis les bulles du marché financier américain culminant en octobre 2007 et la bulle des matières premières. La présente crise vient de la succession de ces cinq bulles sur quinze ans. Tout s’est passé comme si chaque bulle avait aidé à renverser les conséquences négatives de la précédente. Afin d’identifier les bulles, notre méthode consiste à repérer les croissances super exponentielles. Aussi, dans le cas de la première bulle, alors que les compagnies qui composent l’indice boursier S. & V. 500 avaient des rendements stables, les rendements des entreprises de la nouvelle économie avaient augmenté d’un facteur 14. De manière générale, ce comportement super exponentiel alterne avec des effets de panique apparaissant de manière intermittente alors que la bulle se développe.
Un économiste américain, Nick Rowe, a montré que la baisse en réel du taux d’intérêt directeur de la Réserve fédérale avait coïncidé avec le pic de productivité des États-Unis. Tout économiste vous dira que c’est « la recette de la catastrophe », puisque c’est lorsqu’il y a un pic de productivité que la machine s’emballe et qu’il faut la ralentir par une augmentation des taux directeurs. Qu’a fait la Banque fédérale ? Dans un article cosigné, en 2004, avec Wei-Xing Zhou (« Causal Slaving of the U.S. Treasury Bond Yield Antibubble by the Stock Market Antibubble of August 2000 »), nous montrons que le taux directeur de la Banque centrale suit les marchés financiers avec un intervalle de retard de deux mois. Quand le taux directeur est bas, l’immobilier explose au plan quasiment mondial. En termes de prédictibilité, nous avions établi et publié un an à l’avance que le marché immobilier anglais culminerait mi-2004 et le marché immobilier américain mi-2006. C’est effectivement ce qui s’est produit.
S’agissant de la bulle sur les produits financiers, Alan Green- span estimait jusqu’en 2004 que les produits dérivés constituaient des véhicules très utiles pour transférer les risques vers ceux les plus aptes à les porter, stabilisant par là même le système. Il avait raison, apparemment…, puisque tous les indicateurs alimentaient ce type de conclusion. Tous montraient que, quelques années avant la crise, l’inflation était la plus basse ; les fluctuations d’inflation et de production étaient les plus basses par rapport à celles caractérisant les cinquante dernières années ; les fluctuations du taux de croissance du produit national brut (pnb) des pays développés n’avaient jamais été aussi faibles également.
De nombreux éléments montrent donc que les dix à vingt dernières années ont été exceptionnelles. Lorsque l’on prend des systèmes, initialement découplés, comme les banques d’investissement, et que l’on commence à les joindre en y ajoutant l’assurance, on sait de manière générique, dans n’importe quel modèle qui prend correctement les interactions en compte, que l’on passe de distributions de risques qui sont à « queue fine » – elles n’ont que des fluctuations mineures — à des queues épaisses, pouvant être décrites par des black swans. Pire, dans certains cas, on peut croire à une décroissance des petits risques, mais en fait, de manière sous-jacente, il s’agit d’une croissance considérable des dragon kings. On voit ici la difficulté de prédire ces événements extrêmes, tous les indicateurs donnant apparemment l’impression d’une « grande modération ». Pressentant la venue de la crise, certains économistes ont tout de même tenté d’améliorer les modèles économiques généraux.
Concernant la bulle des matières premières, nous avions prévu avec justesse le pic pour mi-juillet 2008. Nous ne prétendons pourtant pas avoir prévu cette crise. Nous étions incapables de la prédire au 8 août 2007 et sommes toujours incapables d’une telle précision. Cela vaut pour toutes les ruptures. Concernant la rupture de matériaux, qui sert à la mesure des émissions acoustiques, on ne peut en aucun cas prédire la contrainte ou le temps de rupture de façon absolue, mais seulement une fourchette dans laquelle on peut s’attendre à une augmentation de la vulnérabilité ou de la susceptibilité du système.
Qu’est-ce qui fait qu’un stylo placé en équilibre sur un doigt tombe, sinon qu’un courant d’air l’a fait tomber ? C’est typiquement le genre d’explication qu’un économiste cherche – une loi votée par le Parlement, une annonce de la Banque centrale, etc. – oubliant une explication fondamentale : ce stylo était initialement placé dans une position instable. Aussi décrivons-nous la maturation progressive du système vers une instabilité, l’approche progressive vers un point d’instabilité. C’est donc endogène au système.